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Robert Silverberg

Les Sorciers de Majipoor

… l’heure où la sécurité abandonne le trône des rois

l’heure où les dynasties changent !

Lord DUNSANY
Le Sabre de Welleran

Pour Ralph, cette fois encore

Nec plus ultra

Sine qua non

LE LIVRE DES JEUX

1

Il y avait eu des présages toute l’année, une pluie de sang sur Ni-moya, des grêlons effilés en forme de larme sur trois des cités du Mont du Château, puis une vision véritablement cauchemardesque, un gigantesque quadrupède noir aux yeux de rubis étincelants, avec une corne unique en spirale au milieu du front, qui voguait dans les airs au-dessus de la cité portuaire d’Alaisor, à la tombée du jour. Jamais un animal de cette espèce n’avait été vu sur le sol de Majipoor, et encore moins dans le ciel. Pendant ce temps, dans sa chambre quasi inaccessible, au niveau le plus profond du Labyrinthe, le vieux Pontife Prankipin allait enfin rendre le dernier soupir, entouré de la cohorte de mages, de sorciers et de thaumaturges dont la présence avait adouci les dernières années du vieillard.

Sur toute la surface de la planète, ce n’était que tension et appréhension. Comment savoir quelles transformations, quels périls pouvaient naître de la mort du Pontife ? La stabilité régnait depuis si longtemps : quatre pleines décennies, et plus encore, depuis le dernier changement de monarque sur Majipoor.

Dès que la nouvelle de la maladie du Pontife s’était répandue, les seigneurs, les princes et les ducs de Majipoor avaient commencé à se rassembler dans la vaste capitale souterraine pour le double événement à venir : le décès affligeant d’un empereur illustre et l’aube joyeuse d’un nouveau règne glorieux. Ils attendaient avec une impatience croissante, à peine dissimulée, ce qui, tout le monde le savait, devait se produire sous peu.

Les semaines passaient, mais le vieux Pontife s’accrochait à la vie de toutes les fibres de son être lâchant pied lentement, avec une extrême répugnance. Les médecins impériaux avaient depuis longtemps reconnu le caractère désespéré de son état. Les sorciers et les mages impériaux étaient impuissants à le sauver. De fait, ils avaient prédit l’inéluctable de longs mois auparavant, sans en parler au Pontife, et ils attendaient, comme tout Majipoor, que leur prophétie se réalise.

Le prince Korsibar, le fils de lord Confalume le Coronal, dont la noble prestance suscitait l’admiration universelle fut le premier des grands seigneurs à arriver dans la capitale pontificale. Korsibar chassait dans le désert sinistre qui s’étendait juste au sud du Labyrinthe quand la nouvelle lui parvint que les jours du Pontife étaient comptés. Il était accompagné de sa sœur, la belle lady Thismet aux yeux de jais, et de son entourage habituel de compagnons de chasse ; quelques jours plus tard étaient arrivés le Grand Amiral du royaume, le prince Gonivaul, et le cousin du Coronal, le duc Oljebbin de Stoienzar, qui occupait la charge de Haut Conseiller ; peu après, ce fut le tour du prince Serithorn de Samivole, fabuleusement riche, qui revendiquait dans son ascendance pas moins de quatre Coronals de l’Antiquité.

Le jeune, vigoureux et dynamique prince Prestimion de Muldemar – dont le nom était le plus souvent avancé pour devenir le nouveau Coronal de Majipoor, quand lord Confalume aurait succédé à Prankipin comme Pontife – était arrivé lui aussi ; il avait fait le voyage depuis la résidence du Coronal, au sommet du gigantesque Mont du Château, en compagnie de Serithorn. Prestimion était entouré de ses trois inséparables compagnons – le massif Gialaurys, à l’âme de glace. Septach Melayn, à la délicatesse trompeuse, et l’insaisissable petit duc Svor. D’autres puissants personnages les suivirent de près : Dantirya Sambail, le brusque et imposant Procurateur de Ni-moya, le jovial Kanteverel de Bailemoona et Marcatain, l’envoyée personnelle de la Dame de l’île du Sommeil. Puis lord Confalume en personne fit son apparition : le grand Coronal. D’aucuns affirmaient qu’il était le plus grand de la longue histoire de Majipoor. Au long de plusieurs décennies, il avait présidé en parfaite collaboration avec Prankipin, l’aîné des monarques, à une période de prospérité universelle sans précédent.

Ainsi, tout était en place pour la proclamation de la succession. Et l’arrivée de lord Confalume au Labyrinthe signifiait assurément que la fin de Prankipin était proche : mais l’événement attendu par tout le monde ne venait pas ; jour après jour, semaine après semaine, il ne venait pas.

De tous ces princes brûlant d’impatience, c’est Korsibar, le robuste et énergique fils du Coronal, qui paraissait avoir le plus de mal à supporter l’attente. Korsibar était un homme habitué à vivre au grand air, un chasseur réputé ; il avait des membres longs, des épaules carrées, un visage maigre aux joues creuses, devenu presque noir après une vie passée sous le soleil ardent. Le séjour interminable dans l’immense grotte souterraine qu’était le Labyrinthe l’exaspérait.

Korsibar venait de passer près d’un an à préparer et à monter une ambitieuse expédition de chasse qui devait parcourir l’arc méridional du continent d’Alhanroel. Il en rêvait depuis toujours ou presque – une expédition lointaine, qui aurait couvert des milliers de kilomètres et lui aurait permis de remplir la salle des trophées qu’il se réservait dans le Château de lord Confalume, d’y exhiber des animaux inconnus et merveilleux. Mais, dès le dixième jour de l’expédition, il lui avait fallu renoncer à son projet pour gagner en toute hâte le sombre Labyrinthe où jamais n’entrait l’air pur, ce royaume sans joie, profondément enfoui sous la surface de la planète.

Où, apparemment, il allait être contraint, par égard pour son père et pour son rang éminent, de tuer le temps en rongeant son frein, de tourner en rond pendant des semaines, voire des mois, dans l’infinité des interminables corridors tortueux étagés sur de nombreux niveaux. Sans oser partir, en attendant le moment où le vieux Pontife rendrait le dernier soupir et où lord Confalume lui succéderait sur le trône impérial.

D’autres, pendant ce temps, de moins noble naissance, étaient libres de parcourir tout leur content les terrains de chasse qui s’étendaient au-dessus de sa tête. Korsibar ne pourrait supporter beaucoup plus longtemps cette situation. Il rêvait de chasse ; il rêvait de lever les yeux vers un ciel pur et lumineux, de sentir sur ses joues le souffle doux et frais d’une brise du nord. À mesure que les jours et les nuits de désœuvrement s’accumulaient, son impatience grandissante menaçait d’exploser.

— Rien n’est plus haïssable que l’attente, déclara Korsibar en parcourant du regard le groupe rassemblé dans la vaste antichambre au plafond d’onyx de la Salle du Jugement.

Cette antichambre, trois niveaux au-dessus des appartements impériaux, était devenue le lieu de réunion habituel des nobles venus du Château.

— Cette attente interminable ! poursuivit Korsibar. Par tous les dieux ! Quand se décidera-t-il à mourir ? Que cela se produise, puisque c’est inéluctable ! Que cela se produise et qu’on en finisse !

— Chaque chose vient en son temps, répliqua le duc Oljebbin de Stoienzar avec l’onctuosité ampoulée dont il était coutumier.

— Combien de temps faudra-t-il encore se morfondre ici ? insista Korsibar avec colère. La planète entière est guettée par la paralysie depuis le début de cette affaire.

Le bulletin de santé matinal du Pontife venait d’être affiché. Aucun changement pendant la nuit ; l’état de Sa Majesté demeurait grave, mais elle tenait bon.