— T’ai-je jamais donné des raisons de le croire ?
— Vous ne m’avez jamais donné de raisons de croire le contraire. Depuis que je suis adulte, on m’a laissé libre de m’amuser et rien d’autre, comme un grand enfant. Suis-je invité à assister à des conseils ? M’a-t-on confié des responsabilités, de hautes fonctions ? Non. Non. On m’offre seulement une existence heureuse, faite de loisirs et d’activités sportives. « Que penses-tu de cette belle épée, Korsibar ? Et cette selle, cet arc fabriqué avec art à Khyntor ? Ces fougueuses montures de course viennent de nous être envoyées par les éleveurs de Marraitis. Fais ton choix, mon garçon ; rien n’est trop beau pour toi. Où chasseras-tu cette saison, Korsibar ? Dans les Marches du Nord, peut-être, ou bien dans les jungles de Pulidandra ? » Toute ma vie, père, il en est allé ainsi.
Le visage las du Coronal sembla s’affaisser de plus en plus sous le déluge de paroles de Korsibar.
— C’est la vie que tu voulais mener, dit-il quand le prince eut terminé. Du moins je le croyais.
— En effet. Mais quel autre genre de vie aurais-je pu choisir ?
— Tu aurais pu être tout ce que tu voulais. Tu as reçu une éducation princière, mon garçon.
— Une bonne éducation, c’est vrai ! Mais à quoi me sert-elle ? Je peux réciter les noms de cent Pontifes, de Dvorn à Vildivar, dans le bon ordre, et en nommer cinquante autres. J’ai étudié les recueils de lois, les Decrétales, les Synodiques, les Equilibres et tout le reste. Je peux te dessiner les cartes de Zimroel et d’Alhanroel et y placer correctement toutes les cités. Je connais l’orbite des planètes et je peux te citer des passages édifiants de nos meilleurs poètes épiques, de Furvain à Auliasi. À quoi bon tout cela ? Qu’est-ce que cela m’apporte ? Aurais-je dû composer moi-même des poèmes ? Aurais-je dû travailler dans un bureau ? Devenir un philosophe, peut-être ?
Les paupières du Coronal battirent, s’abaissèrent un instant ; il appuya le bout des doigts sur ses tempes. Il rouvrit les yeux pour poser sur son fils un regard torve, impassible, les paupières mi-closes.
— Les Équilibres, dis-tu ? Tu as étudié les Équilibres. Dans ce cas, tu dois comprendre les rythmes internes de notre structure gouvernementale et savoir pourquoi on t’a offert des épées, des selles et de belles montures à la place de hautes responsabilités. Nous ne vivons pas sous une monarchie héréditaire. Tu n’as pas de chance de m’avoir pour père, mon garçon ; de tous les princes du Mont du Château, tu es le seul pour qui il n’y aura jamais de place au gouvernement.
— Pas même un siège au Conseil ?
— Pas même cela. Une chose en amène une autre, dira-t-on ; si je te nommais au Conseil, tu ne tarderais pas à vouloir faire office de Régent quand je serais absent du Château, tu te proposerais comme Haut Conseiller ou tu aspirerais même à devenir Coronal quand mon tour viendrait de me retirer dans le Labyrinthe. Je serais constamment sur la défensive, en butte à des accusations…
— Père ?
— … des murmures sans fin, des insinuations, une véritable insurrection même, si…
— Père, s’il vous plaît ?
Confalume s’interrompit au beau milieu de sa phrase, cligna des yeux.
— Oui ?
— Je comprends parfaitement tout cela. Je me suis résigné depuis longtemps aux réalités de ma situation. Prestimion sera Coronal, pas moi ; soit. Je n’ai jamais pensé le devenir, jamais. Je ne l’ai ni désiré ni espéré. Mais permettez-moi de revenir au point de départ de cette discussion. Je vous ai demandé si vous me croyiez réellement assez stupide pour n’avoir d’autre idée en tête que d’échapper à l’ennui qui règne dans ce trou sinistre en sautant sur une monture et en brandissant mon épée dans un tournoi, sans tenir compte de la coutume, de la tradition ou des convenances.
Le Coronal ne répondit pas aussitôt. L’inattention voila ses yeux ; son visage, déjà fermé, sembla perdre toute expression. Quand il reprit enfin la parole, ce fut d’une voix très basse.
— As-tu du mal à accepter que Prestimion devienne Coronal, Korsibar ?
— Vous voulez savoir si je l’envie ? Oui… Il sera roi ; qui n’envierait celui qui va devenir roi ? Mais si j’ai du mal à accepter qu’il devienne Coronal à ma place… non. Cette charge n’a jamais été pour moi, je le sais. Sur les neuf milliards d’habitants que compte notre planète, je suis le seul dont on a su, dès sa venue au monde, qu’il ne pourrait jamais devenir Coronal.
— Cela te rend amer ?
— Pourquoi me posez-vous sans cesse ces questions, père ? J’accepte la loi. Je renonce de bon gré, sans hésiter, sans condition, en faveur de Prestimion, à ce trône que je n’ai jamais revendiqué. Je voulais simplement dire que je crois fermement avoir plus de profondeur qu’on ne me le reconnaît habituellement et je souhaiterais que l’on me confie de plus hautes responsabilités au sein du gouvernement. Plus exactement que l’on me confie une responsabilité quelconque.
— Au fait, demanda lord Confalume, quelle opinion as-tu de Prestimion ?
Ce fut au tour de Korsibar d’hésiter avant de répondre.
— Très habile, fit-il prudemment. Intelligent. Ambitieux.
— Ambitieux, assurément. Mais capable ?
— Il doit l’être. Vous l’avez choisi comme successeur.
— Je sais quelle est mon opinion de Prestimion. Je veux connaître la tienne.
— Je l’admire. Il a l’esprit vif et, pour un homme de sa taille, une force étonnante, sans parler de sa prodigieuse agilité. C’est une fine lame, mais il est encore meilleur tireur à l’arc.
— As-tu de la sympathie pour lui ?
— Non.
— Voilà qui a au moins le mérite de la franchise. Crois-tu qu’il fera un bon Coronal ?
— Je l’espère.
— Nous l’espérons tous, Korsibar. Le crois-tu ? Un nouveau silence. Après ce moment de grande fatigue, les yeux du Coronal avaient retrouvé leur vivacité habituelle ; ils scrutèrent implacablement le visage de Korsibar.
— Oui. Oui, je crois qu’il fera probablement un bon Coronal.
— Probablement, dis-tu.
— Je ne suis pas devin, père. Je ne puis que faire des conjectures sur l’avenir.
— Je vois… Le Procurateur, tu le connais, te tient pour l’ennemi juré de Prestimion.
Un muscle se contracta sur la joue de Korsibar.
— Il vous l’a dit ?
— Pas en termes explicites. Je fais allusion à sa remarque de tout à l’heure, sur ton opposition à l’organisation des jeux, car l’idée venait de Prestimion.
— Dantirya Sambail est un dangereux fauteur de troubles, père.
— C’est vrai. Mais il est extrêmement perspicace. Es-tu l’ennemi juré de Prestimion ?
— Si je l’étais, vous le dirais-je ? Mais non, père, je dis franchement ce que je pense de Prestimion. Je le considère comme un être calculateur et manipulateur, un opportuniste rusé, capable de soutenir une opinion et son contraire avec le même brio, qui, partant de rien, est sur le point d’atteindre le deuxième rang sur Majipoor. Il m’est difficile d’éprouver de la sympathie pour un homme de ce genre. Ce qui ne signifie pas qu’il ne mérite pas ce rang. Il maîtrise mieux que moi l’art de gouverner. Certainement mieux que moi. Prestimion deviendra Coronal, et voilà. Je fléchirai le genou devant lui, comme tout le monde… Cette conversation est très déplaisante, père. Est-ce pour parler de cela que vous m’avez fait venir ?
— Oui.
— Et la divination que vous faisiez quand je suis arrivé ?
Les mains du Coronal effleurèrent les objets disposés sur son bureau.