— En fait, dit Septach Melayn, c’était mon intention.
— Tu ne veux pas te battre à l’épée ? demanda Prestimion.
— Les deux, répondit Septach Melayn. Si personne n’y trouve à redire. Dans la course de chars, nous pourrions…
On frappa à la porte. Prestimion alla ouvrir et regarda dans le corridor. Une femme portant le masque étroit des serviteurs du Pontificat s’y tenait, une de celles à qui on avait confié la tâche de prêter assistance aux invités du Mont du Château.
— Êtes-vous le prince Prestimion ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Il y a un Vroon qui demande à être reçu séance tenante. Il prétend détenir des renseignements d’une grande valeur.
Prestimion plissa le front. Il s’adressa aux autres en regardant par-dessus son épaule.
— Quelqu’un savait-il que Thalnap Zelifor était dans le Labyrinthe ?
— Pas moi, répondit Septach Melayn.
— Il est si petit, ajouta Gialaurys, comment pourrait-on remarquer sa présence ?
— Il est venu avec les compagnons de Gonivaul, fit Svor. Je l’ai aperçu une ou deux fois.
— Par le Divin, déclara Septach Melayn, je ne veux rien avoir à faire avec celui-là. La raison, Prestimion, voudrait que tu continues à le tenir à distance. Il y a bien assez de sorciers qui s’activent autour de nous.
— C’est un voyant doté, à ce qu’on dit, de pouvoirs exceptionnels, fit observer Gialaurys.
— Peu importe, répliqua Septach Melayn. Je ne supporte pas la vue des Vroons ; sans parler de leur odeur. Cela mis à part, nul n’ignore que cet avorton de Thalnap Zelifor est un être fourbe, un faiseur d’embarras, sujet à changer brusquement de parti et qui pourrait être pour nous une source de danger. Il a l’âme d’un espion.
— Pour le compte de qui ? lança Gialaurys en partant d’un grand rire. Nous n’avons pas d’ennemis ! Tu me l’as expliqué il n’y a pas plus de cinq minutes. Nous sommes un peuple civilisé sur cette planète et tout le monde est uni dans une même loyauté à ceux qui détiennent le pouvoir.
— Assez, messieurs, assez ! coupa Prestimion en levant la main. Il est affligeant de considérer que Thalnap Zelifor ou des créatures de cet acabit représentent un danger. Je pense que nous pouvons lui accorder un peu de notre temps. Faites entrer le Vroon, ajouta-t-il à l’adresse de la fonctionnaire du Pontificat.
Même pour quelqu’un de sa race, Thalnap Zelifor était minuscule ; il dépassait à peine le tibia d’un humain. Le Vroon au corps frêle et évanescent avait une multitude de membres tentaculaires et flexibles, et une tête étroite, fuselée, où brillaient deux yeux dorés au-dessus du bec crochu qui lui tenait lieu de bouche. Il émanait de son corps une légère odeur, douceâtre et empreinte de nostalgie, de fleurs pressées et séchées dans un livre.
Il y avait des Vroons sur Majipoor depuis presque aussi longtemps que des humains. Ils avaient été l’une des premières races non humaines invitées à s’y établir par le Coronal lord Melikand, pour qui il était devenu évident que la population humaine de la planète géante ne pourrait croître assez rapidement pour les besoins d’une civilisation en expansion. Cela remontait à plusieurs milliers d’années, à l’aube ou presque de l’histoire de Majipoor. Les Vroons avaient des dons singuliers et intéressants : ils pouvaient unir leur esprit à celui d’autrui et pénétrer les pensées les plus profondes, déplacer des objets par la seule force de leur énergie mentale, et ils avaient fait la preuve, en des temps pourtant moins crédules, de leur capacité à discerner la tournure des événements à venir.
Comme la plupart des siens, Thalnap Zelifor prétendait avoir le don de seconde vue et, autant qu’on pût le savoir, il tirait du commerce des oracles le plus clair de sa subsistance ; mais on ne pouvait jamais être absolument sûr de quoi que ce fût pour ce qui concernait Thalnap Zelifor. Il était considéré au Château comme faisant partie de l’entourage du Grand Amiral, le prince Gonivaul, mais on le voyait aussi souvent parmi la suite de Korsibar et, en plusieurs occasions, il avait fait des offres de service à Prestimion. Elles avaient toujours été déclinées ; Prestimion n’avait jamais été homme à s’entourer de sorciers et à leur donner de l’importance. Il était donc surprenant de voir réapparaître le Vroon.
— Alors ? fit le prince.
Thalnap Zelifor étendit un tentacule visqueux, portant à son extrémité une petite plaque ovale astiquée, taillée dans la pierre précieuse verte connue sous le nom de velathysite. Elle brillait avec éclat, comme éclairée par un feu intérieur. Des caractères minuscules, presque invisibles à l’œil nu, étaient gravés sur sa surface.
— Un présent pour Votre Seigneurie. Un corymbor, qui porte de puissantes inscriptions ; il a le pouvoir de vous venir en aide dans une période difficile. Portez-le en sautoir ; touchez-le s’il en est besoin, il vous apportera le réconfort que vous cherchez.
— Par tous les dieux ! lança Septach Melayn avec un grognement. Ces bêtises ne cesseront donc jamais ? Nous allons tous périr dans ce flot de folie superstitieuse !
— Doucement, fit Prestimion d’un ton apaisant. Vous savez, ajouta-t-il en se tournant vers le Vroon, que je ne crois guère à ce genre de gri-gri.
— Je le sais, Votre Seigneurie. Peut-être est-ce une erreur de votre part.
— Peut-être.
Prestimion se pencha pour prendre la petite amulette verte de Thalnap Zelifor. Il la frotta délicatement en tous sens, du bout des doigts, tout en la considérant d’un air méfiant, comme s’il avait voulu, en la caressant de cette manière, faire apparaître devant ses yeux quelque chose d’inquiétant. Mais il ne cessa de sourire, pour montrer que cet excès de précaution n’était que comédie ; en tout état de cause, rien ne se passa.
Prestimion tourna l’amulette sur le côté, fit quelques remarques admiratives sur la finesse du travail et jeta un coup d’œil à la dérobée sur le revers qui ne portait aucune inscription. Puis il la lança en l’air, comme on lance une pièce, la rattrapa d’un mouvement preste du poignet et la glissa avec désinvolture dans une poche de sa tunique.
— Je vous remercie, dit-il au Vroon d’un ton cérémonieux, sans vraiment chercher à paraître sincère. Et vous pensez que j’en aurai bientôt besoin ?
— Que Votre Seigneurie me pardonne, je le pense en effet.
Avec un nouveau grognement, Septach Melayn lui tourna le dos.
— Ce que je suis venu dire aujourd’hui à Votre Seigneurie, reprit le Vroon d’une voix douce, si douce qu’il était nécessaire de tendre l’oreille pour percevoir ses paroles, est dans l’intérêt de Majipoor aussi bien que dans le sien. Je sais que vous n’avez que mépris pour moi et pour l’ensemble de ma profession, mais je pense que le bien de la planète vous tient à cœur et que vous m’écouterez, ne fût-ce que pour cette raison.
— Que m’en coûtera-t-il exactement pour entendre vos révélations, Thalnap Zelifor ?
— Je vous assure, prince Prestimion, que je n’espère aucun gain personnel dans cette affaire.
Septach Melayn rejeta la tête en arrière et partit d’un grand rire qui roula sous le plafond voûté de la salle.
— Rien ! Un avis désintéressé ! Même à ce prix, je trouve cela coûteux !
— Vous devriez me demander de l’argent, Thalnap Zelifor, reprit Prestimion. Je me méfie des devins qui proposent gracieusement leurs services.