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— Monseigneur…

— Je ne porte pas encore ce titre, coupa Prestimion.

— Votre Seigneurie, alors… Je vous le dis, je ne suis pas venu dans l’espoir de gagner de l’argent. Donnez-moi dix pesants, si vous estimez devoir verser quelque chose.

— À peine de quoi vous offrir un plat de saucisses et un verre de bière, fit Prestimion. Vous ne faites pas grand cas de vos dons, mon ami. Paie-le, ordonna-t-il au duc Svor avec un claquement de doigts.

Svor prit une petite pièce carrée, de teinte cuivrée, et la tendit au Vroon.

— J’écoute, fit Prestimion.

— Voici ce que j’ai à dire, déclara Thalnap Zelifor ; j’ai observé la Grande Lune la nuit dernière et elle était écarlate, comme si sa face ruisselait de sang humain.

— Il a vu la Grande Lune, lança d’un ton méprisant Septach Melayn, le dos toujours tourné, qui est pourtant de l’autre côté de la planète, là où absolument rien de ce qui se trouve dans le ciel ne peut être vu de cet hémisphère ; et il l’a vue du fond du Labyrinthe, s’il vous plaît, à une profondeur de quinze cents mètres. Bien joué, Vroon ! Votre vue est bien meilleure que la mienne !

— Grâce à la seconde vue, mon bon maître. Une faculté différente de la vôtre.

— Et quelle est, à votre avis, reprit patiemment Prestimion, la signification de ce sang qui coulait sur la face de la Grande Lune ?

— L’imminence d’une guerre, Votre Seigneurie.

— Une guerre… Nous n’avons pas de guerre sur Majipoor.

— Nous en aurons une, affirma Thalnap Zelifor.

— Prends garde à ses paroles, je t’en conjure ! s’écria Gialaurys, voyant que Prestimion donnait des signes d’impatience. Il voit des choses, prince !

Septach Melayn s’avança rapidement vers le Vroon, le dominant de toute sa taille, comme s’il s’apprêtait à l’écraser du talon de sa botte.

— Qui vous a envoyé, petite peste ?

— Je suis venu de mon propre chef, répondit Thalnap Zelifor en levant la tête pour regarder Septach Melayn droit dans les yeux. Dans l’intérêt et pour le bien de tous. Y compris les vôtres, mon bon maître.

Septach Melayn cracha, ratant de très peu le Vroon, et lui tourna derechef le dos.

— Une guerre entre qui et qui ? demanda Prestimion d’une voix distante.

— Je ne puis répondre à Votre Seigneurie. Je peux seulement dire que la voie du trône n’est pas dégagée pour vous. Il y a des signes forts d’opposition à votre candidature ; j’en vois de toutes parts. L’atmosphère en est remplie. Un conflit se prépare. Vous avez un ennemi puissant qui attend secrètement son heure ; il se fera connaître et vous affrontera pour la conquête du Château ; toute la planète souffrira de cette lutte.

— Ha ! s’écria Gialaurys. Entends-tu, Septach Melayn ?

— Faites-vous souvent des rêves aussi terribles ? demanda Prestimion.

— Pas autant que celui-ci.

— Dites-moi quel pourrait être ce puissant ennemi dont vous parlez, afin que je puisse aller à lui et l’étreindre comme un ami. Quand je perds l’amour de quelqu’un, je m’efforce toujours de le regagner.

— Je ne suis pas en mesure de donner des noms à Votre Seigneurie.

— Pas en mesure ou pas disposé à le faire ? demanda le duc Svor, du fond de la salle.

— Pas en mesure. Je n’ai vu distinctement aucun visage.

— Qui pourrait être ce rival, cet ennemi ? lança pensivement Gialaurys.

Son visage toujours sombre était soucieux. Profondément croyant de nature, les prédictions des sorciers étaient pour lui une affaire sérieuse.

— Serithorn, peut-être ? Il possède déjà de si vastes domaines qu’il vit pratiquement comme un roi ; il pourrait se voir aussi Coronal, lui qui en compte tant parmi ses ancêtres. Ou ton cousin le Procurateur. Il est ton parent, certes, mais nul n’ignore que c’est un être retors. Il est possible, d’autre part, que la signification de la vision du Vroon soit…

— Tais-toi, Gialaurys, ordonna Prestimion. Tu ne fais que te perdre en conjectures et, comme à ton habitude, tu montres ta crédulité mal à propos. Y a-t-il d’autres aspects de cette révélation que vous souhaitez me faire partager ? poursuivit-il en s’adressant au Vroon d’un ton glacial.

— Rien d’autre, Votre Seigneurie.

— Bien. Dans ce cas, vous pouvez vous retirer. Allez !

Parmi les nombreux tentacules de Thalnap Zelifor, il se fit un mouvement qui pouvait passer pour une version bizarre du symbole de la constellation ou qui n’était, plus simplement, qu’un frémissement des membres supérieurs.

— Comme vous voudrez…

— Je vous remercie pour cette information, quoi qu’elle vaille. Et pour l’amulette.

— J’implore Votre Seigneurie de prendre cet avertissement au sérieux.

— Je lui accorderai le sérieux qu’il mérite, répondit Prestimion en congédiant le sorcier d’un geste sec.

Dès que la porte se fut refermée, Gialaurys abattit le plat de sa main sur sa cuisse musclée.

— Korsibar ! s’écria-t-il avec véhémence.

— Quoi ? fit Prestimion.

— L’ennemi. Le rival. Korsibar : c’est lui ! Si ce n’est ni Serithorn ni Dantirya Sambail, ce ne peut être que Korsibar ! Tu ne vois donc pas ? Il n’y a rien d’étrange à vouloir être roi à la suite de son père. Voilà un fils de Coronal qui refuse de laisser quelqu’un qu’il regarde comme un arriviste s’emparer d’un trône qui devrait, à son sens, lui revenir de plein droit.

— En voilà assez et plus qu’assez, Gialaurys ! lança Prestimion avec une sécheresse dont il n’était pas coutumier. Ce ne sont qu’absurdités méprisables !

— Je n’en suis pas si sûr.

— Tout cela est absurde ! Absurde, totalement absurde ! La lune écarlate, l’ennemi secret, la prophétie d’une guerre. Quels sont les démons qui fournissent des informations si sûres sur l’avenir ? Où demeurent-ils ? Quelle est la couleur de leurs yeux ? La guerre sur Majipoor ! poursuivit Prestimion en secouant tristement la tête. Ce n’est pas une planète où on se fait la guerre. Il n’y a pas eu une seule guerre, Gialaurys, pas une seule au long des milliers d’années qui ont suivi la défaite des Changeformes. Et que signifient ces conjectures ridicules auxquelles tu t’abandonnes ? Tu crois que Serithorn aspire au trône ? Non, mon ami, non, certainement pas lui ! Il a bien assez de sang royal dans les veines et pas le moindre goût pour l’effort. Mon cousin le Procurateur ? Il aime, j’en conviens, susciter des difficultés ; mais pas à ce point, du moins je ne pense pas. Et Korsibar ? Korsibar ?

— Il est de la race des rois, Prestimion, glissa Gialaurys.

— En apparence, oui. Mais il n’y a rien à l’intérieur. Un homme doux, sans cervelle, entouré d’une nuée de flatteurs et de fripouilles. Il n’a pas une idée à lui et dépend de son entourage pour savoir que penser.

— Un excellent jugement, approuva Septach Melayn. Je l’aurais formulé dans les mêmes termes.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Prestimion, jamais il ne lui viendrait à l’esprit de tenter de s’emparer du trône. Le fils d’un Coronal ? Ce serait contraire à toute tradition et Korsibar n’est pas homme à braver la tradition. Il n’est qu’un petit noble, terne et bien-pensant, sans la moindre idée subversive. Il ne demande à la vie que des divertissements et des plaisirs, pas les responsabilités du pouvoir. Cette idée est absurde, Gialaurys. Absurde. Chasse-la de ton esprit.

— La suggestion de Gialaurys est sans doute absurde, glissa le duc Svor, mais il se prépare indiscutablement quelque chose de bizarre, Prestimion. Je sens comme un épais nuage sombre et menaçant qui nous enveloppe.