— Toi aussi, Svor ? s’écria Prestimion, avec un geste de contrariété.
— Moi aussi.
— Oh ! combien je déplore cette vague d’incantations et de prédictions qui a déferlé sur Majipoor ! Ces talismans, ces présages, ces conjurations monstrueuses ! Nous formions naguère un peuple rationnel ; puissions-nous le redevenir. La faute en incombe à Prankipin. C’est lui qui a fait basculer la planète dans la magie et la sorcellerie. Tu mets ma patience à cruelle épreuve avec ces superstitions, mon ami, poursuivit Prestimion en considérant le duc Svor d’un regard empreint de tristesse. Toi et Gialaurys.
— Peut-être, répondit Svor, et je t’en demande pardon. Ce serait toutefois, à mon sens, une erreur de se couper de toute source de renseignements, aussi hermétiques soient-ils. Le fait que tu n’accordes aucune valeur à ces pratiques ésotériques ne signifie pas nécessairement qu’elles soient entièrement dénuées de vérité. Je propose de prendre le Vroon à notre service, pour beaucoup plus de dix pesants, et de lui demander de nous faire partager tout ce qu’il découvrira.
— Ce qui est précisément le but qu’il poursuivait, déclara Septach Melayn. Il cherche à l’évidence un nouvel employeur ; que peut-il espérer de mieux que le prochain Coronal ? Non. Non. Je suis contre un rapprochement avec le Vroon. Nous n’avons pas besoin de lui, nous ne voulons pas de lui. Il serait capable de se vendre six fois dans la même journée, s’il trouvait des acquéreurs.
Svor leva la main, la paume en avant, pour manifester son désaccord.
— À l’époque du changement de monarque, ceux qui occupent des postes élevés doivent, à mon avis, faire montre de prudence. Si ces rumeurs ont un fondement et si nous repoussons le Vroon par simple défiance de cet individu en particulier ou de la sorcellerie en général, nous commettrions une erreur. Il n’est pas besoin de le faire participer à nos réunions les plus secrètes ; il suffit de lui lancer un royal ou deux pour avoir accès à ses visions. Ce serait une simple mesure de prudence.
— Je suis de cet avis, déclara Gialaurys.
— Vous n’êtes tous deux que trop disposés à ajouter foi à ces croyances, lança Septach Melayn avec un regard mauvais. Il y a danger quand d’absurdes racontars de sorciers affectent quelqu’un d’aussi lucide que toi, Svor. Je me ferais un plaisir de m’occuper de ce Vroon et…
— Tout doux, tout doux, coupa Prestimion d’un ton impérieux, mais sans élever la voix, en voyant le sang monter au visage fin et pâle de Septach Melayn. Je ne suis pas plus désireux que toi de le voir tourner autour de nous. Et je ne parviens pas à croire à cette histoire de rival se dressant contre moi. Cela n’arrivera pas.
— Nous l’espérons de tout cœur, fit Septach Melayn.
— Nous en avons la conviction profonde, rectifia Prestimion, avec un petit frisson, comme s’il venait de poser le pied dans quelque chose de sale. Par le Divin, je regrette d’avoir permis à ce Vroon de nous casser les oreilles avec ces stupidités ! Mon ami, poursuivit-il à l’adresse du duc Svor, je te conseille de garder tes distances. Mais ne lui fais aucun mal tu m’entends ? ajouta-t-il en se retournant vers Septach Melayn. Je ne le tolérerais pas.
— Comme tu voudras.
— Bien. Merci. Et maintenant, si vous êtes d’accord, revenons au choix des adversaires pour les Jeux.
5
Lady Thismet, la sœur du prince Korsibar, s’était vu attribuer pour ses appartements privés une des suites les plus luxueuses du secteur impérial du Labyrinthe, réservée d’ordinaire à la propre épouse du Coronal, dans les rares occasions solennelles où elle était appelée à se rendre dans la capitale souterraine. Mais ce n’était un secret pour personne que lady Roxivail, l’épouse de lord Confalume, vivait depuis longtemps séparée du Coronal, dans son propre palais, sur l’île méridionale de Shambettirantil, dans le golfe tropical de Stoien. Bien que son époux fût sur le point d’être élevé au rang de Pontife, elle n’avait pas répondu à l’invitation qu’on lui avait faite d’assister à son investiture et nul ne s’attendait qu’elle honorât la cérémonie de sa présence. La suite qui aurait dû être celle de Roxivail avait donc été attribuée à sa fille Thismet.
La princesse se prélassait dans la grande baignoire rutilante de porphyre incrusté de motifs de topaze jaune paille qui occupait le centre de la salle de bains. Des tubes polis d’onyx vert servant de robinets coulait une eau chaude rose pâle, l’eau douce et parfumée du lac Embolain, transportée par trois mille kilomètres de canalisations de marbre pour le plaisir des invités du Pontife. Une triple paire de lampes d’un vert iridescent était disposée au-dessus de la baignoire. La princesse était joliment abandonnée, de l’eau jusqu’à la poitrine, les bras nonchalamment posés sur les rebords incurvés de la baignoire, pour permettre aux deux servantes agenouillées de chaque côté d’accomplir leur tâche quotidienne, les soins des mains et des doigts dont les ongles admirablement effilés étaient enduits chaque soir d’un vernis platine brillant. Derrière la princesse, massant délicatement la mince colonne du cou flexible, se tenait sa première dame d’honneur, Melithyrrh d’Amblemorn, son amie d’enfance, aussi blonde que Thismet était brune, avec une masse de cheveux dorés et des joues pâles marquées en permanence d’une rougeur légère.
D’ordinaire, Thismet et Melithyrrh bavardaient sans fin ; mais, ce soir-là, elles avaient à peine échangé quelques mots.
— Les muscles de ton dos sont très contractés, fit Melithyrrh en rompant un des interminables silences.
— Quand j’ai pris du repos, cet après-midi, répondit la princesse, j’ai fait un rêve ; ce rêve ne me quitte pas et serre ma colonne vertébrale comme un étau.
— Il n’a pas dû être très agréable.
La princesse ne répondit pas.
— Une sorte de message ? insista Melithyrrh après un long silence.
— Un rêve, fit sèchement Thismet. Rien qu’un rêve. Masse mes épaules plus en profondeur, veux-tu, ma bonne Melithyrrh ?
Le silence se fit de nouveau tandis que Melithyrrh pétrissait les épaules de Thismet. La princesse ferma les yeux et renversa la tête en arrière. Elle avait un corps mince, sec pour une femme, les muscles à fleur de peau ; souvent, quand un rêve l’avait troublée, ils restaient noués et douloureux de longues heures.
Thismet était la sœur jumelle du prince Korsibar, venue au monde quelques minutes après lui, et la ressemblance était visible dans les cheveux de jais luisants, les pommettes saillantes, les lèvres charnues, le menton volontaire et dans les proportions allongées du corps. Mais lady Thismet n’avait pas la taille imposante de Korsibar ; élancée comme lui, elle était d’une stature plus modeste et, alors que son frère avait la peau tannée, hâlée par de longues expositions au soleil ardent, la sienne était d’une extraordinaire douceur et avait la pure blancheur de la peau de ceux qui vivent la nuit. Son apparence générale était d’une grande délicatesse de formes, avec une allure presque garçonnière que démentaient la plénitude de la poitrine et la largeur des hanches.
Une troisième servante entra dans la salle de bains.
— Le mage Sanibak-Thastimoon attend dans le couloir ; il dit avoir été mandé d’urgence et demande à être reçu. Dois-je le faire entrer ?
Melithyrrh éclata de rire.
— Il a perdu la tête ! Toi aussi ! Lady Thismet est dans son bain.
Les joues empourprées, la jeune servante bredouilla quelques mots inaudibles.
— C’est moi qui ai demandé à le voir sans délai, Melithyrrh ! lança Thismet d’un ton glacial.
— Tu n’avais certainement pas l’intention de…