— J’ai dit sans délai ! Exigerais-tu de moi que je préserve ma pudeur devant des créatures de toutes les races, même celles qui sont incapables d’éprouver du désir pour une femme de l’espèce humaine ? Qu’il entre !
— Bien sûr, approuva Melithyrrh avec un entrain forcé, en faisant un signe à la servante.
Le Su-Suheris apparut presque aussitôt, une haute et mince silhouette anguleuse enveloppée dans un fourreau rigide en parchemin orange, orné d’éclatantes perles bleues, d’où ses deux têtes étroites aux yeux émeraude jaillissaient comme des kiosques jumeaux. Il prit position sur la gauche de la massive baignoire en porphyre ; bien que le corps nu de Thismet s’offrît directement à ses regards, il ne manifesta pas plus d’intérêt pour sa nudité que pour la baignoire.
— Princesse ?
— J’ai besoin de vos conseils, Sanibak-Thastimoon, sur un sujet délicat. J’espère pouvoir m’en remettre à vous. Et à votre discrétion.
La tête de gauche esquissa un hochement rapide, presque imperceptible.
— Vous m’avez dit un jour, il n’y a guère, poursuivit-elle, que j’étais destinée à accomplir de grandes choses. Mais vous n’avez pu ou voulu préciser si ces grandes choses étaient bonnes ou mauvaises.
— Je n’ai pu le faire, princesse, dit le Su-Suheris.
La voix qui avait parlé, sèche, aux inflexions précises, était celle de la tête de gauche du nécromancien.
— Vous n’avez pu le faire. Soit. Les présages étaient ambigus, comme ils ne le sont que trop souvent. Vous m’avez dit aussi que vous voyiez dans l’avenir de mon frère la même sorte de grandeur ambiguë.
Sanibak-Thastimoon acquiesça de nouveau, d’une courte inclination de ses deux têtes.
— Cet après-midi, reprit la princesse Thismet, j’ai fait un rêve étrange et inquiétant. Peut-être pouvez-vous l’interpréter pour moi, Sanibak-Thastimoon ? J’ai rêvé que j’étais de retour sur le Mont, que j’avais regagné le Château ; mais je me trouvais dans une partie de l’édifice qui m’était inconnue, au nord, où personne ou presque ne va jamais. Il m’a semblé traverser une vaste esplanade de brique en très mauvais état, qui menait à un mur délabré, tombant en ruine et, de là, à une sorte de parapet d’où la vue portait sur les cités de Huine et Gossif, et une autre, plus loin – Tentag, je suppose. Je me trouvais donc dans cette portion ancienne et dégradée du Château, regardant des cités que je n’avais jamais visitées et levant les yeux vers le sommet du Mont qui se dressait au-dessus de moi, et je me demandais comment retrouver mon chemin vers les parties de l’édifice que je connaissais.
Elle s’interrompit, les yeux fixés sur le plafond de la salle de bains, orné d’une frise de fleurs, de feuillet et de liges entrelacées d’eldirons, de tanigaies et de grosses shepithoies épanouies, taillée dans des plaques lisses, légèrement incurvées de turgolite d’un bleu lumineux et de pâle calcédoine.
— Oui, princesse ? fit Sanibak-Thastimoon, en attendant la suite.
Une multitude d’images se bousculait dans l’esprit de Thismet. Elle se voyait courant de-ci de-là sur la morne plate-forme, au bord de l’immense construction tentaculaire perchée au sommet de la plus haute montagne de la planète – le Château qui, depuis sept mille ans, était la résidence des Coronals de Majipoor, le Château qui ne cessait de s’étendre et comprenait à ce jour vingt mille salles, trente mille peut-être, nul n’étant en mesure d’en tenir le compte. Une énorme cité en soi, à laquelle, chacun à son tour, les Coronals successifs avaient ajouté de nouvelles salles à ce qui constituait déjà un édifice si compliqué que même ceux qui y résidaient depuis plusieurs années s’égaraient facilement dans les coins et les recoins innombrables. Comme Thismet s’était égarée elle-même, ce jour-là, en parcourant en rêve les immensités sans fin du Château.
Petit à petit, elle se remit à parler, décrivant au Su-Suheris comment elle avait réussi à retrouver son chemin, avec l’aide de quelques passants, dans le gigantesque dédale de galeries de pierre, de tunnels mal ventilés, de couloirs, d’escaliers et de longues cours emplies de résonances vers le cœur plus familier de l’édifice. À maintes reprises, le chemin qu’elle suivait la ramenait en arrière et elle se retrouvait dans un endroit qu’elle venait juste de quitter. Mais il y avait toujours quelqu’un pour la renseigner et toujours d’origine non humaine. Elle avait l’impression que des représentants de toutes les races, sauf la sienne, étaient là pour la guider ; d’abord, un couple de Ghayrogs au corps écailleux et à la langue fourchue, ensuite, un petit Vroon aux yeux étincelants, qui lui montra le chemin en dansant sur sa multitude de tentacules toujours en mouvement, puis un groupe de Lii, un ou deux Su-Suheris, des Hjorts, un Skandar massif et encore quelqu’un d’une race qu’elle fut incapable d’identifier.
— Je crois même avoir croisé un Métamorphe ; il était très mince, avec la peau verdâtre de ceux de sa race, des lèvres et un nez à peine dessinés. Mais qu’aurait bien pu faire un Métamorphe à l’intérieur ou Château ?
Leur tâche accomplie, les deux manucures se levèrent et sortirent. La princesse inspecta rapidement ses ongles brillants, les trouva acceptables ; puis, indiquant à Melithyrrh que le bain avait assez duré, elle se leva et sortit de la baignoire, ébauchant un sourire en voyant avec quelle fébrilité sa dame d’honneur s’empressait de l’envelopper dans une serviette. Le tissu en était si fin qu’il dissimulait mal les contours de ses seins et de ses cuisses ; le Su-Suheris ne montra pourtant pas la moindre excitation à la vue du corps si sommairement couvert de lady Thismet.
La princesse se sécha avec désinvolture et lança la serviette par terre. Melithyrrh s’avança aussitôt pour la vêtir d’une robe légère en batiste ivoire, ornée de rangs de minuscules et fragiles coquilles de ganibin.
— Imaginez-moi maintenant passant sous l’Arche de Dizimaule pour gagner le secteur central du Château, reprit la princesse. D’un seul coup, je fus seule, plus personne en vue, ni Hjorts, ni Ghayrogs, ni humains. Personne. Le cœur du Château était absolument désert. Il y régnait un silence effrayant, un silence de mort. Un vent froid balayait l’esplanade et d’étranges étoiles comme je n’en avais jamais vu brillaient au firmament, d’énormes étoiles chevelues, laissant derrière elles des traînées éclatantes de flammes rouges. Arrivée au cœur du Château, je montai les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches pour gagner l’enceinte des chambres impériales. Ce que j’y découvris, voyez-vous, n’était pas disposé comme dans la réalité : le bassin réfléchissant de lord Siminave était du mauvais côté de la Cour Pinitor, je ne voyais nulle part les Balcons de Vildivar, et le beffroi de lord Arioc avait l’air encore plus bizarre que d’habitude, avec huit ou neuf hautes flèches au lieu de cinq et de longs bras recourbés en saillie de tous côtés. Mais j’étais bien au cœur du Château, même si les images de mon rêve modifiaient ce qui m’entourait. Je voyais le Donjon de Stiamot dominant le reste de sa masse, le grand bâtiment noir du Trésor de lord Prankipin dans toute sa laideur spectaculaire et la serre de mon père, où poussent ces plantes extraordinaires. J’arrivai enfin devant la haute porte des chambres impériales. Pendant tout le temps qui s’était écoulé tandis que je marchais, je n’avais vu âme qui vive. Comme si j’avais été la seule personne dans tout le Château.
Sanibak-Thastimoon demeurait immobile comme une statue, sans rien dire, fixant toute la concentration de ses deux têtes sur les paroles de la princesse.
Sans s’interrompre, mais d’une voix de plus en plus rauque, lady Thismet poursuivit son récit, racontant comment, dans cette effrayante solitude du Saint des Saints, elle était passée de salle en salle, pour s’arrêter enfin sur le seuil de la salle du trône.