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Elle connaissait fort bien cette salle, car elle avait été bâtie sur l’ordre de son père, lord Confalume, à mi-chemin d’un règne exceptionnel et, tout au long de son enfance, mois après mois, année après année, elle en avait suivi la construction. L’ancienne salle du trône qui, à ce que l’on disait, remontait à l’édification du Château, sous lord Stiamot, était depuis longtemps jugée trop petite et trop simple pour sa fonction ; lord Confalume avait décidé, la grandeur de son règne étant établie aux yeux de tous, de la remplacer par un lieu d’une incomparable magnificence où seraient célébrées les pompes et les solennités du royaume, et pour laquelle son nom resterait à jamais dans la mémoire universelle. C’est ce qu’il avait fait, en réunissant une demi-douzaine de pièces sans importance particulière pour bâtir cette salle d’une beauté à couper le souffle, qui devait être sa contribution personnelle à la structure du Château.

Le sol n’en était pas revêtu des dalles habituelles de pierre polie, mais du précieux bois jaune du gurna, une essence rare des pics de Khyntor, au nord de Zimroel, qui avait la grâce et le luisant de l’ambre fin. Les poutres de section carrée, gigantesques, débordant massivement du plafond, étaient recouvertes de feuilles délicatement martelées de l’or rose et fin qui provenait de mines de l’est d’Alhanroel et incrustées d’énormes grappes d’améthystes, de saphirs, de pierres de lune et de tourmalines. Aux murs étaient accrochées d’éclatantes tapisseries, œuvres des meilleurs artisans de Makroposopos, qui représentaient des scènes de l’histoire de Majipoor : les débuts de la colonisation par des voyageurs venus, par-delà la mer d’étoiles, de la Vieille Terre ; des boiseries montrant l’époque de la construction des cités et la victoire définitive de lord Stiamot sur les Changeformes, la population indigène ; enfin un groupe de scènes illustrant la prodigieuse expansion du royaume sous le règne des plus récents souverains, qui l’avaient amené à l’extraordinaire prospérité qu’il connaissait aujourd’hui.

Mais le cœur de cette salle, le cœur de tout le Château était le superbe et majestueux Trône de Confalume. Sur un magnifique piédestal d’acajou dans lequel avaient été taillées plusieurs marches se dressait le haut siège au dossier incurvé, sculpté dans un énorme bloc d’opale noire dans lequel des veines naturelles de rubis rouge sang formaient de stupéfiants dessins sinueux. Ses accoudoirs étaient flanqués de massifs piliers argentés soutenant un dais en or frangé de nacre bleue et surmonté de la constellation symbolisant le pouvoir du Coronal, une splendeur flamboyante en platine blanc dont chacune des branches était terminée par une sphère d’onyx pourpre veiné d’un blanc laiteux.

— Dans mon rêve, poursuivit lady Thismet devant le mage absolument immobile, le plus étrange était qu’au lieu d’un seul siège dans la salle du trône il y en avait deux, d’aspect identique, disposés face à face à chaque extrémité de la salle. L’un des trônes était vide, l’autre occupé par un homme portant la robe et la couronne à la constellation du Coronal. Son visage était dans l’ombre, mais, même à distance, je voyais que ce n’était ni mon père ni Prestimion ; il s’agissait à l’évidence d’un homme beaucoup plus costaud, d’une taille et d’une force imposantes. Il m’a fait signe d’approcher ; je me suis avancée jusqu’au centre de la salle et je suis restée là, hésitant sur ce qu’il convenait de faire, un peu effrayée même, et, quand j’ai commencé à faire le symbole de la constellation, il a levé la main, comme pour m’arrêter. Il s’est adressé à moi, d’une voix grave que je connaissais très bien.

— Pourquoi ne pas prendre le siège qui vous revient, lady Thismet ?

Il parlait manifestement de l’autre trône, au fond de la salle. Je m’en suis approchée, j’ai gravi les marches et j’ai pris place sur le siège d’opale ; à cet instant, une lumière éclatante venant du haut du plafond a illuminé la salle et m’a permis de voir que l’homme qui portait la couronne du Coronal, l’homme qui occupait le trône en face du mien était mon frère Korsibar.

La princesse s’interrompit de nouveau.

C’était fait, elle l’avait enfin exprimé. Avait-elle été trop transparente ? Avait-elle dévoilé son jeu ? Dans le silence qui se prolongeait interminablement elle attendit que Sanibak-Thastimoon lui propose une interprétation de son rêve ; mais rien ne vint.

Thismet avait les yeux brillants d’impatience. Allez, se dit-elle, comprenez mon message caché, vous qui comprenez tout. Saisissez l’allusion voilée, encouragez-moi à poursuivre dans la voie qui me tient à cœur, dites-moi ce que je suis avide d’entendre de votre bouche !

Mais le Su-Suheris garda le silence.

— C’était mon rêve, Sanibak-Thastimoon. Il s’est achevé là. Je me suis éveillée au moment où cette grande lumière est descendue sur moi, l’âme profondément troublée par ce que j’avais vu.

— Oui, princesse. Je comprends.

Elle recommença à attendre, pleine d’espoir ; le Su-Suheris demeura silencieux.

— Vous n’avez rien à me dire ? demanda-t-elle. Interprétez mon rêve, Sanibak-Thastimoon ! Dites-moi quelle est sa signification !

— Vous en connaissez déjà la signification, princesse.

Et, de ses deux têtes, il adressa à Thismet la version Su-Suheris d’un sourire.

Il avait donc perçu la trame de l’intrigue qu’elle tissait ! Elle devait pourtant continuer de le harceler jusqu’à la révélation finale. Elle devait venir de lui, l’expression de cette chose qui fermentait en elle.

Eh bien, elle pouvait toujours l’entortiller, ruser, se faire comprendre à demi-mot.

— Ah ! fit-elle, l’air perplexe, avec une innocence feinte. La signification la plus évidente défie la loi et la logique. Les rêves offrent souvent des visions de ce qui doit se réaliser, n’est-ce pas ? Surtout un rêve aussi frappant que le mien. Mais il va trop loin. Il semble signifier que Korsibar est destiné à devenir Coronal et non Prestimion. Une monstrueuse impossibilité. Tout le monde sait qu’une telle chose ne peut se produire.

— Certains rêves sont engendrés par nos espoirs les plus profonds, princesse. Ils montrent l’avenir auquel nous aspirons, pas nécessairement celui qui sera. Je pense que votre rêve peut appartenir à cette catégorie.

— Et cet espoir profond, quel est-il ?

— Vous avez erré longtemps dans le Château, en suivant des chemins détournés ; vous avez fini par arriver dans un lieu familier, où vous avez vu votre frère couronné, assis sur le trône de votre père. Se pourrait-il, demanda le Su-Suheris en lui lançant un regard pénétrant des yeux de sa tête de gauche, que vous estimiez en votre for intérieur que Korsibar devrait être nommé Coronal ?

Thismet sentit la joie monter en elle ; mais elle continua de jouer son jeu.

— Que dites-vous ? Comment osez-vous mettre dans ma bouche ces propos follement séditieux ?

— Je ne mets rien d’autre dans votre bouche, princesse, que ce que je vois déjà dans votre âme. Se pourrait-il que vous regrettiez, dans le secret de votre cœur, que le choix ne doive pas se porter sur votre frère ?

Il avait parlé d’un ton neutre, égal ; l’un comme l’autre, ses deux visages restaient totalement dépourvus d’expression. Une tension terrible émanait pourtant de lui.

— Dites-moi, princesse, n’est-ce pas le cas ?

Oui. Oui.

Il l’avait dit, enfin.

Comme tout un chacun, Thismet avait tenu pour certain que Prestimion serait le prochain Coronal ; comment aurait-il pu en aller autrement, puisque la coutume séculaire interdisait à Korsibar de prendre le trône ? Et pourtant, petit à petit, elle en était venue à mettre en doute la nécessité du couronnement de Prestimion. Pourquoi Prestimion ? Pourquoi son costaud de frère au visage rayonnant ne pourrait-il succéder à son père sur le trône ? La question de la tradition mise à part, il méritait assurément la couronne.