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De telles pensées n’étaient pas sans danger. Thismet les avait enfouies au plus profond de son esprit. Mais les jours de Prankipin approchant de leur terme et l’imminence du couronnement de Prestimion se profilant à l’horizon, aussi écrasante que le Mont du Château, elle ne se sentait plus capable de contenir la violence de ses sentiments. Oui, Korsibar devait être Coronal ! Korsibar et nul autre prince. Korsibar ! Korsibar ! Mais comment lancer la campagne ? Elle avait besoin, pour ce faire, des conseils de quelqu’un ayant une vision beaucoup plus étendue que la sienne. Qui était mieux placé que ce mage impassible, au service de son frère et épisodiquement d’elle-même ? Si quelqu’un pouvait l’aider, c’était lui. Il lui indiquerait la voie à suivre.

Le Su-Suheris attendait sa réponse. Il avait compris la nature du jeu auquel la princesse l’avait invité à jouer avec elle ; cela ne faisait aucun doute.

— N’est-ce pas vrai, princesse ? répéta-t-il. Vous estimez qu’il devrait être roi.

Thismet sourit, poussa un profond soupir et sentit monter en elle la force de dévoiler le fond de sa pensée.

— Oui ! lança-t-elle hardiment. Je serai franche avec vous, Sanibak-Thastimoon ; c’est précisément ce que je pense ! Je ne comprends pas que mon père ait choisi Prestimion au lieu de Korsibar. Prestimion à la place de son propre fils, son noble fils au port de roi…

Elle se tut. Quelle joie ! quel soulagement de s’être enfin libérée !

Sanibak-Thastimoon garda le silence.

— La coutume, la loi, je connais tout cela, poursuivit la princesse Thismet en secouant la tête. Malgré tout, il existe en ce monde une justice supérieure, une justice qui l’emporte sur la simple coutume. Cette justice veut que Korsibar soit Coronal. Cela me semble parfaitement évident.

Elle lança au Su-Suheris un nouveau regard interrogateur. Les quatre yeux verts implacablement braqués sur elle demeurèrent énigmatiques.

— Oui, répondit-il, au bout d’une éternité. Je partage votre point de vue, princesse.

Son premier converti, son premier allié. C’était un moment d’euphorie, un moment d’exultation. Elle l’aurait presque serré dans ses bras. Presque.

Mais il y avait une autre question, encore plus délicate que la première, à débattre avec lui.

Thismet prit une longue inspiration.

— Les deux trônes de mon rêve, Sanibak-Thastimoon, que faut-il en penser ? Mon frère m’a fait signe de monter sur l’autre trône. Mais même si Korsibar réussissait à devenir Coronal – j’ignore par quel moyen, mais il doit y en avoir un –, il n’y aurait pas de place pour moi dans le gouvernement. Aucun poste de responsabilité n’est réservé à la sœur du Coronal. Bien avant que je fasse ce rêve, vous m’avez dit vous-même, souvenez-vous-en, que j’étais destinée à accomplir de grandes choses. Mais, dans le monde réel, sur quel trône pourrais-je monter ?

— Il y a de la grandeur à aider son frère à accéder au trône. Il y a du pouvoir pour qui se tient aux côtés de son frère qui occupe le trône. Peut-être prenez-vous trop à la lettre les deux trônes de votre rêve, princesse.

— Peut-être, fit Thismet.

Elle se tourna vers le mur luxueusement carrelé, comme si elle était capable de voir clairement à travers l’ouvrage de maçonnerie, mais aussi à travers chacun des cercles superposés, au-delà des antiques structures souterraines – la Cour des Pyramides, la Place des Masques, la Salle des Vents et toutes les autres –, jusqu’à la surface du sol et dans la direction du Mont du Château, dont la masse colossale dominait la planète, loin au nord. L’euphorie dont elle était emplie s’évanouit d’un seul coup, elle sentit sa joie retomber brutalement et tout s’obscurcit devant ses yeux, comme si une brusque éclipse venait de se produire.

Elle se dit que les images de son rêve n’étaient que fantasmes stupides. Rien de ce que son esprit avait impudemment imaginé dans le sommeil ne se réaliserait jamais. Il était absurde de croire le contraire. Il n’y aurait pas pour elle une haute position dans le royaume, non, pas plus que pour son frère. Le prince de Muldemar serait roi. C’était une chose réglée ; l’inévitabilité de l’accession au pouvoir de Prestimion s’était abattue sur sa poitrine comme un coup d’épée.

La morne tournure que prendrait nécessairement sa vie quand le nouveau monarque serait monté sur le trône lui apparaissait clairement : une vie facile, vide, douillette, une existence dénuée de sens, faite de bains, de soins de beauté, de massages, de coquetteries d’oisive, loin des leviers de commande. N’était-elle pas venue au monde pour autre chose ? Quel lamentable gâchis !

Il lui fallait empêcher cela. Mais comment ? Comment ?

— En tout état de cause, Sanibak-Thastimoon, reprit-elle au bout d’un moment d’une voix glaciale, il n’y a pas de justice en ce bas monde. Je sais aussi bien que vous que Prestimion deviendra Coronal, et non Korsibar.

— C’est ce à quoi il faut raisonnablement s’attendre, princesse, répondit placidement le mage.

— Et quand le trône reviendra à Prestimion, nous quitterons le Château, Korsibar et moi, pour nous retirer chacun dans notre domaine ; à moins, j’imagine, que je n’épouse quelque puissant prince. Mais cela ne m’apportera aucun pouvoir, n’est-ce pas ? Je serai une grande dame, certes, mais ne le suis-je déjà ? Quand Prestimion sera devenu roi, je serai, au mieux, une épouse. Une épouse, Sanibak-Thastimoon.

Elle cracha le mot comme une imprécation.

— Je n’aurai mon mot à dire sur rien d’important en dehors de ma propre maison, poursuivit-elle, et encore ! Cela ne vaudra guère mieux pour mon frère. L’influence de notre famille au Château cessera dès l’instant où Prestimion aura ceint la couronne.

— Ce grand prince que vous épouseriez, glissa le Su-Suheris, pourrait fort bien être ce même lord Prestimion, s’il doit vraiment devenir Coronal. Dans ce cas, votre pouvoir et votre influence ne seraient aucunement abolis.

Cette suggestion arracha un cri de surprise à demi étouffé à Melithyrrh, restée à l’écart pendant toute la durée de la conversation. Elle se tourna vers Thismet qui, d’un regard courroucé, la réduisit au silence.

— Suggérez-vous sérieusement, Sanibak-Thastimoon, répliqua-t-elle, que je me donne en mariage à l’homme qui va priver mon frère du trône ? À celui qui est destiné à le plonger dans l’obscurité ?

— Je n’ai fait qu’évoquer cette possibilité, princesse.

— Eh bien, faites en sorte de ne jamais recommencer, si vous tenez à garder ces deux jolies têtes attachées à votre cou.

Les yeux étincelants, Thismet lui lança un regard d’une implacable férocité. Elle sentit revenir en elle toute sa force et sa détermination.

— Il y a une autre possibilité, poursuivit-elle moins durement, d’une voix changée, plus grave.

— Oui, princesse ? fit Sanibak-Thastimoon, avec une patience inaltérable. Quelle possibilité ?

Le cœur de Thismet battait à une vitesse étourdissante. Elle sentit un étrange vertige la saisir, car elle se savait au bord d’un précipice. Mais elle se força à conserver une apparence de calme.

— Vous êtes donc d’accord avec moi pour dire que Korsibar est le plus apte à prendre le trône, fit-elle en s’humectant pensivement les lèvres. Très bien. Mon intention est de faire en sorte qu’il y parvienne.