— Nous attendons, poursuivit Korsibar en frappant du poing dans la paume de sa main, nous attendons et nous attendons ! Nous ne faisons qu’attendre et rien ne se passe. Serions-nous venus trop tôt ?
— De l’avis du corps médical, Sa Majesté n’avait plus longtemps à vivre, glissa l’élégant Septach Melayn, l’ami le plus proche de Prestimion, un homme grand et svelte aux manières raffinées, mais un redoutable bretteur. Il semblait donc raisonnable de venir à ce moment-là et…
Une formidable éructation, suivie d’un rire tonitruant, l’arrêtèrent net. C’était ce grand costaud de Farholt, un fruste boute-en-train de l’entourage du prince Korsibar, qui faisait remonter son haut lignage à l’époque reculée du Coronal lord Guadeloom.
— L’avis du corps médical ? L’avis du corps médical, dites-vous ? Par les reliques des dieux, que sont les médecins, sinon de faux sorciers dont les sortilèges ne produisent pas l’effet souhaité ?
— Contrairement à ceux des vrais sorciers, c’est bien ce que vous prétendez ? demanda Septach Melayn d’une voix traînante, en prenant son ton le plus goguenard et en considérant le massif Farholt sans cacher la répugnance qu’il lui inspirait. Répondez à ceci, mon bon ami Farholt : imaginons que quelqu’un, lors d’une joute, ait transpercé de sa rapière la partie charnue de votre bras, que vous êtes étendu dans la lice et que vous regardez les flots de sang vermeil jaillir de votre blessure. Préféreriez-vous voir accourir un sorcier marmonnant des incantations ou un bon chirurgien qui suturerait la plaie ?
— Quelqu’un a-t-il jamais plongé sa rapière dans mon bras ou une autre partie de mon corps ? répliqua Farholt, la mine renfrognée et le regard noir.
— Vous ne m’avez pas bien compris, mon cher ami, poursuivit Septach Melayn. Auriez-vous donc l’esprit émoussé ?
— Plus que cette lame qui lui a transpercé le bras, lança le duc Svor, toujours prompt à la repartie.
Après avoir été longtemps un compagnon du prince Korsibar, le rusé et malicieux petit duc comptait maintenant parmi les amis les plus chers de Prestimion.
Des rires ténus s’élevèrent ; Korsibar, avec un roulement d’yeux féroce, leva les bras dans un geste de dégoût.
— Finissons-en une fois pour toutes avec ces bavardages oiseux ! Ne voyez-vous point comme il est stupide de passer nos journées ainsi ? De perdre notre temps dans cette prison souterraine privée d’air, quand nous pourrions être à la surface et vivre comme il sied que nous vivions…
— Bientôt, bientôt, déclara le duc Oljebbin de Stoienzar, avec un geste apaisant de la main. Cela ne peut pas durer beaucoup plus longtemps.
Plus âgé de vingt ans que les autres, une épaisse chevelure de neige et des joues sillonnées de rides profondes trahissant la différence d’âge, il s’exprimait avec le calme de la maturité.
— Une semaine ? lança Korsibar avec feu. Un mois ? Un an ?
— Un oreiller sur le visage et tout serait terminé dès aujourd’hui, marmonna Farholt.
Cela provoqua de nouveaux rires, plus gras cette fois, mais aussi des regards stupéfaits, de Korsibar en particulier, et deux ou trois hoquets de surprise devant tant de rudesse.
— Grossier, Farholt, bien trop grossier, fit le duc Svor avec un petit sourire glacé qui découvrit fugitivement ses petites incisives triangulaires. Il serait plus subtil, si le Pontife continue à traîner de la sorte, de soudoyer un des nécromanciens de son entourage, d’acheter pour vingt royaux quelques incantations et conjurations, en vue de l’expédier enfin dans l’autre monde.
— Qu’est-ce à dire, Svor ? lança une nouvelle voix dans l’antichambre, une voix ample et sonore, que tout le monde reconnut aussitôt. Seraient-ce des idées de trahison ?
C’était le Coronal lord Confalume, qui entrait au bras du prince Prestimion. Les deux hommes donnaient véritablement l’impression d’avoir déjà accédé à leurs nouvelles charges, Confalume le Pontife, Prestimion le Coronal, et remodelé le monde à leur guise en prenant le petit déjeuner. Tous les regards se tournèrent vers eux.
— Mille pardons, monseigneur, répondit benoîtement le petit duc.
Il pivota sur lui-même pour faire face au Coronal, s’inclina un peu sèchement mais avec grâce et forma des cinq doigts écartés d’une main le symbole de la constellation, en signe de respect.
— Ce n’était qu’une plaisanterie stupide, reprit-il. Je ne crois pas non plus que Farholt était sérieux quand il a suggéré d’étouffer le Pontife avec son oreiller.
— L’étiez-vous, Farholt ? demanda le Coronal d’un ton détaché, mais où perçait une menace voilée.
Farholt n’était pas réputé pour sa vivacité d’esprit ; Korsibar ne lui laissa pas le temps de formuler la réponse qu’il préparait laborieusement.
— Rien de sérieux ne s’est dit dans cette salle depuis des semaines, père. La seule chose sérieuse est cette attente interminable. Elle met nos nerfs à rude épreuve.
— Les miens aussi, Korsibar. Nous devons tous faire encore montre d’un peu de patience. Mais il existe peut-être un remède à ton impatience – meilleur que ceux de Svor et de Farholt.
Le Coronal sourit. Il s’avança tranquillement au centre de la salle pour prendre place sous un dais de soie écarlate portant le motif répété de l’emblème pontifical en filigrane d’or et losanges noirs.
La taille de Confalume ne dépassait pas la moyenne, mais il était bâti en force, large de poitrine, puissant de cuisse, digne père de son robuste fils. Il émanait de lui le rayonnement serein de celui qui vit depuis longtemps au sein de la grandeur. Lord Confalume était dans sa quarante-troisième année de règne, un total que bien peu avaient atteint dans l’histoire de la planète. Il semblait pourtant encore dans la force de l’âge. Son regard était vif et sa chevelure châtain bien fournie commençait seulement à grisonner.
Au col de la tunique d’un vert tendre du Coronal était fixée une rohilla, une petite amulette astrologique formée de fils d’or bleu enroulés autour d’un noyau de jade. Il y porta la main à deux reprises, d’un geste fugace, comme pour y puiser de la force. Plusieurs nobles touchèrent aussitôt leur propre amulette, inconsciemment peut-être. Ces dernières années, suivant en cela l’exemple du Pontife, de plus en plus réceptif au surnaturel, le Coronal avait montré une attirance croissante pour les nouvelles et étranges philosophies ésotériques qui avaient fait quantité d’adeptes dans toutes les couches de la société ; la cour lui avait docilement emboîté le pas, à l’exception d’une poignée d’incorrigibles sceptiques.
En parlant, le Coronal semblait accorder en même temps à tout un chacun une attention particulière.
— Prestimion, expliqua-t-il, est venu ce matin me faire une suggestion qui, à mon sens, ne manque pas d’intérêt, il est conscient, comme nous tous, de la tension que provoque cette période d’oisiveté forcée. Le prince Prestimion propose donc qu’au lieu d’attendre que le décès de Sa Majesté donne le signal des traditionnels jeux funéraires, nous nous disposions à organiser sans délai les premières épreuves. Ce sera une manière de passer le temps.
Farholt ne put retenir un grognement de surprise et d’approbation mêlées. Les autres, y compris Korsibar, demeurèrent un moment silencieux.
— Cela serait-il convenable, monseigneur ? demanda très doucement le duc Svor.
— Pour des raisons de précédent ?
— Pour des raisons de bon goût.
— Ne sommes-nous pas les arbitres suprêmes du goût, Svor ? poursuivit le Coronal sans se départir de son amabilité.
Il y eut des frémissements dans le petit groupe des amis du prince Korsibar et de ses compagnons de chasse. Mandrykarn de Stee murmura quelque chose à l’oreille du compte Venta d’Haplior ; Venta prit Korsibar à part pour lui glisser quelques mots. Le prince parut troublé et surpris par les paroles de Venta.