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— Amiral et Maître des Jeux, reprit Prestimion, vous avez entendu le prince Korsibar. Voulez-vous rendre votre jugement ?

Gonivaul marmonna quelque chose dans sa barbe. Ses sourcils s’abaissèrent et ses joues remontèrent en se plissant, jusqu’à ce que ses yeux aient presque totalement disparu dans la fourrure noire qui couvrait la majeure partie de son visage ; pendant un temps démesurément long, il parut absorbé dans ce qui, à l’évidence, voulait passer pour une profonde réflexion.

— Laquelle des deux listes est la plus récente ? demanda-t-il enfin.

— La mienne, répondit instantanément Farholt. Il ne peut y avoir de contestation là-dessus.

Gonivaul prit sa feuille de papier, puis celle de Gialaurys et les étudia interminablement.

— Un compromis est possible, déclara enfin l’Amiral. La lutte sera avancée au milieu des Jeux, entre le lancer de marteau et le tir à l’arc.

Farholt acquiesça rapidement d’un signe de tête ; Gialaurys émit un grognement et, si Prestimion ne lui avait imposé le silence d’un sifflement discret, il ne s’en serait peut-être pas tenu là.

L’incident étant clos, les préliminaires terminés, des serviteurs apportèrent des rafraîchissements à l’assemblée des seigneurs. D’autres invités de haute naissance, qui n’avaient pas participé à l’élaboration du programme, commencèrent à arriver, car de grandes festivités étaient organisées ce soir-là pour célébrer l’ouverture imminente des Jeux.

Les différents princes, ducs et comtes, se déplaçaient par groupes de deux ou trois et se rassemblaient devant les curieux fragments de statues antiques disséminés dans la salle. Il s’agissait, supposait-on, de représentations de Pontifes et de Coronals des siècles passés. En attendant que le vin soit servi, les invités étudiaient les sculptures, les caressaient, suivaient du doigt les contours d’un nez busqué ou d’un menton en galoche, en s’interrogeant sur l’identité de ceux qu’elles étaient censées représenter.

— Arioc, déclara Gialaurys en montrant une tête particulièrement grotesque.

Le duc Oljebbin affirma que c’était Stiamot, le vainqueur des Changeformes, d’où il s’ensuivit une discussion serrée avec le prince Serithorn qui s’enorgueillissait de compter Stiamot au nombre de ses nombreux ancêtres de sang royal. Farquanor, un petit maigrichon, le frère de Farholt le colosse, identifia la statue d’un homme de haute taille, empreint d’une dignité et d’une noblesse sublimes, comme celle d’un de ses ancêtres, le Pontife Guadeloom, ce qui provoqua un ricanement sceptique du prince Gonivaul, et ainsi de suite.

— Vous avez été fort habile en soumettant si rapidement ce différend à l’Amiral, dit Korsibar à Prestimion, avec qui il se tenait dans un angle aigu de la salle heptagonale, sous une large arche bleu ciel lisérée de bordures rouge feu. Ce sont deux sacrés coléreux, qui ne se supportent pas. Si l’un dit « printemps », l’autre répliquera aussitôt « hiver » ; si l’un dit « noir », l’autre dira « blanc », par simple esprit de contradiction, et on peut multiplier les exemples à l’infini. Quand ils s’affronteront à la lutte, ce sera un grand spectacle.

— Mon cousin de Ni-moya a émis l’idée il y a peu qu’il pourrait en aller exactement de même entre vous et moi qu’entre Farholt et Gialaurys, fit Prestimion avec un demi-sourire qui découvrit à peine ses dents. Je veux dire qu’il pense que nos natures sont incompatibles, qu’il y a entre nous une tension innée qui crée un conflit automatique ; que l’on peut s’attendre que vous vous opposiez à ce que je dis pour la seule raison que l’idée vient de moi.

— Allons, Prestimion, fit Korsibar en souriant à son tour, avec une chaleur plus marquée. Croyez-vous sincèrement qu’il en aille ainsi ?

— C’est le Procurateur qui l’a dit.

— Oui, mais vous savez aussi bien que moi que les choses ne se passent pas ainsi entre nous. Percevez-vous une tension, quand nous nous tenons côte à côte ? Je ne sens rien. Et pourquoi y aurait-il une tension ? Il ne peut y avoir de rivalité quand la rivalité est impossible.

Il frappa dans ses mains pour attirer l’attention d’un serviteur.

— Holà ! du vin, par ici ! de ce bon vin fort de Muldemar, des vignes du prince !

Bien des regards de par la salle les observaient avec attention. L’un des plus attentifs était le comte Iram de Normork, un homme mince et roux, réputé pour ses qualités de conducteur de char ; apparenté au prince Serithorn, il était aussi parent par alliance de lord Confalume. Iram tira Septach Melayn par la manche, sans quitter Korsibar et Prestimion des yeux.

— Comme leurs sourires sont contraints, comme ils font des efforts pour paraître aimables ! Et regardez avec quelle délicatesse ils entrechoquent leurs coupes de vin ! comme s’ils craignaient tous deux qu’elles n’explosent, s’ils les heurtaient un peu trop fort !

— Je pense que ce sont deux hommes qui ne craignent pas grand-chose, répliqua Septach Melayn.

— Il est hors de doute qu’ils ont tous deux une attitude très guindée, insista Iram. Ils ne peuvent faire autrement, j’imagine ; quelle gêne affreuse il doit y avoir entre eux ! Prestimion a des égards pour le prince Korsibar qui, en sa qualité de fils du Coronal, est un peu lui-même de sang royal. Korsibar, de son côté, sait qu’il doit témoigner du respect à Prestimion qui sera très bientôt élevé au rang de monarque et deviendra plus grand que lui.

— Prestimion sera le nouveau monarque, certes, fit Septach Melayn en riant. Mais jamais, j’en jurerais, il ne deviendra plus grand que lui.

La perplexité plissa le front du comte Iram. Il n’avait pas l’esprit particulièrement vif, mais il finit par saisir la signification des paroles de Septach Melayn ; il sautait aux yeux que Korsibar dépassait de beaucoup Prestimion, qui ne lui arrivait guère plus haut qu’à la poitrine. Septach Melayn n’avait pas eu d’arrière-pensée en faisant cette plaisanterie oiseuse.

— Plus grand dans ce sens, oui, fit le comte. Je comprends ce que vous voulez dire, ajouta-t-il avec un petit rire poli pour saluer le jeu de mots faiblard.

— Ce n’était pas une remarque très profonde, reconnut Septach Melayn.

En réalité, il se sentait quelque peu confus de sa stupidité. Comment pouvait-on rabaisser Prestimion auprès du fils du Coronal, même en plaisantant ? Son imposante carrure et l’air d’assurance inébranlable dont il ne se départait jamais lui donnaient une allure impérieuse peu en rapport avec sa stature plus que modeste. Ce jour-là en particulier, Prestimion semblait rayonner de l’éclat du destin qui lui était promis. Il avait revêtu une majestueuse robe chatoyante de soie cramoisie, à la ceinture vert émeraude et portait en sautoir, suspendu par une grosse chaîne, un lourd pendentif en or représentant un crabe aux yeux étincelants, alors que Korsibar ne portait qu’une simple tunique de lin blanc descendant jusqu’aux genoux, dont n’importe quel vendeur de saucisses aurait pu être habillé, et des sandales d’un modèle extrêmement banal. Malgré sa haute taille et la noblesse de son port, Korsibar semblait éclipsé, rejeté dans l’ombre par le flot de lumière émanant de Prestimion.

— Peu importe, Septach Melayn, reprit Iram. Mais j’aimerais savoir si, en privé, Prestimion se sent plus digne du trône que Korsibar ou s’il nourrit secrètement des doutes. Plus précisément, croyez-vous que Korsibar estime sincèrement que Prestimion soit digne du trône ? Des rumeurs insistantes affirment que le couronnement prochain de Prestimion n’a pas l’heur de plaire au fils du Coronal.