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— D’où viennent ces rumeurs ? demanda Septach Melayn.

— Du Procurateur Dantirya Sambail, par exemple.

— Bien sûr. Sa fameuse remarque m’est venue aux oreilles ; mais elle n’a aucun fondement. Le venin coule aussi aisément des lèvres du Procurateur que la pluie tombe du ciel dans les forêts de Kajith Kabulon. Les gros nuages chargés d’humidité ne peuvent faire autrement que déverser jour après jour leur trop-plein d’eau ; il en va de même pour Dantirya Sambail. Il a tant de haine en lui qu’il doit de temps en temps lui donner libre cours.

— Dantirya Sambail est le seul à l’avoir dit tout haut, mais tout le monde le pense.

— Que Korsibar nourrit de l’amertume envers Prestimion ?

— Comment n’en aurait-il pas ? Un noble personnage de cette envergure, tenu universellement en si haute estime, le fils d’un grand et populaire souverain de surcroît ?

— Jamais le fils d’un Coronal n’a succédé à son père sur le trône, coupa Septach Melayn. Jamais aucun ne le fera, sous peine de voir des calamités s’abattre sur nous tous.

Il tortilla distraitement la pointe de son petit bouc doré.

— Je reconnais, poursuivit-il au bout d’un moment, que Korsibar a un aspect imposant. Si le Coronal était choisi pour sa prestance, la charge lui reviendrait sans hésitation. Mais la loi stipule que la monarchie n’est pas héréditaire et Korsibar est respectueux des lois. Il n’a jamais donné la moindre indication qu’il nourrissait des ambitions blâmables.

— Vous pensez donc que tout va bien entre Prestimion et lui ?

— Cela ne fait aucun doute.

— Il n’empêche, Septach Melayn, que l’air est chargé de présages.

— Croyez-vous ? Eh bien, ne vaut-il pas mieux qu’il soit chargé de présages que d’un essaim de dhiims ? La morsure d’un dhim est bien réelle et douloureuse ; mais nul n’a jamais vu un présage, encore moins subi ses assauts. Laissons ces mages détestables jacasser tout leur saoul. Je vois l’avenir aussi clairement que le meilleur d’entre eux, Iram, et voici que j’ai à dire : le moment venu, Prestimion montera sereinement sur le trône et Korsibar lui rendra hommage de bon gré, comme tout un chacun.

Le comte Iram tripota nerveusement une petite amulette brillante d’or et d’ivoire de dragon de mer, suspendue à sa poitrine par une chaînette d’argent.

— Je trouve que vous abordez ces sujets avec beaucoup de légèreté, Septach Melayn.

— Oui, avec beaucoup de légèreté, j’imagine. C’est mon plus gros défaut.

Avec un clin d’œil complice, il prit congé du comte Iram et se mit en quête d’un nouvel interlocuteur, dans un groupe de jeunes seigneurs réunis autour de la table des vins.

À l’autre extrémité de la salle un nouveau personnage fit son entrée, attirant aussitôt l’attention d’une grande partie de l’assemblée : lady Thismet, accompagnée de Melithyrrh, sa dame d’honneur, et d’une poignée de chambrières. Sanibak-Thastirnoon les suivait, portant la livrée rouge et vert de la maison de Korsibar ; la vue du mage Su-Suheris suscita de nombreux murmures dans la salle. Rares étaient ceux qui ne tenaient pas les Su-Suheris pour une race sinistre et rebutante, ne fût-ce que pour l’étrangeté de leur double tête.

Comme son frère, Thismet avait choisi ce jour-là une toilette simple, une robe légère d’un ton crème, d’une texture mate, rehaussée de perles rouges de l’épaule gauche à la poitrine et retenue par une ceinture de la même couleur ; pour tout ornement, elle avait piqué dans la masse luisante et sombre de ses cheveux une longue épine de manculain. La simplicité de sa mise fit sensation dans cette assemblée de nobles en robe de cérémonie. Comme si elle s’était trouvée sous le feu éclatant d’un projecteur, attirant à elle tous les regards ; elle n’avait pourtant rien fait d’autre qu’entrer dans la salle, distribuer quelques sourires et demander d’un signe une coupe de vin.

Elle conversa un moment avec un ami très cher de son frère, Navigorn de Hoikmar, un vaillant chasseur, considéré comme l’égal ou presque de Korsibar, et avec Mandrykarn et Venta, deux autres de ses proches compagnons de chasse. Puis elle les congédia élégamment et, d’un regard impérieux, fit venir auprès d’elle Farholt et son frère cadet, plus petit et malveillant, le perfide Farquanor. Les deux frères étaient en compagnie du Procurateur Dantirya Sambail et du cousin à la tête chenue du Coronal, le duc Oljebbin de Stoienzar, mais ils répondirent aussitôt à son appel, le petit et agile Farquanor venant se placer sur sa gauche, le grand et massif Farholt se planter juste devant elle, comme une montagne humaine, la dissimulant entièrement à la vue de ceux qui se trouvaient derrière lui.

Il fallait faire un effort d’imagination pour croire que les deux hommes étaient du même sein. Ils étaient différents en tout point, Farholt, coléreux et braillard, enclin aux excès et aux impulsions de toutes sortes, le petit Farquanor, calme et réservé, d’un naturel rusé et prudent, qui avançait pas à pas dans la vie, d’un plan soigneusement combiné à un autre. Farholt était un géant corpulent qui se déplaçait pesamment, au contraire de Farquanor, mince et vif, qui n’avait que la peau sur les os. Mais la ressemblance se lisait dans leurs yeux, du même gris mat implacable, dans la rougeur de leur teint et la proéminence du nez qui semblait jaillir en ligne droite du milieu du front. Ils avaient du sang royal dans les veines ; celui de lord Guadeloom, un Coronal d’un passé lointain, élevé précipitamment et à la surprise générale à la dignité suprême à la suite d’étranges événements liés à la brusque abdication du Pontife Arioc.

Comme lord Confalume, lord Guadeloom avait eu un fils d’une prestance et d’une noblesse hors du commun, qui répondait au nom de Theremon. Une tradition s’était enracinée dans la famille de Farholt et Farquanor, selon laquelle Theremon aurait été infiniment plus digne que quiconque de succéder à son père. Mais quand vint le moment pour lord Guadeloom de devenir Pontife, il choisit comme Coronal un médiocre bureaucrate du nom de Calintane, écartant son fils du trône comme l’avaient fait tous ses prédécesseurs. La rancœur engendrée par cette décision s’était transmise de génération en génération chez les descendants de Theremon. Ce ressentiment héréditaire, entretenu au fil des siècles, habitait toujours Farholt et Farquanor qui, quand ils avaient un verre de vin dans le nez, donnaient libre cours à la passion dont ils étaient encore animés à l’évocation de l’injustice faite à leur aïeul. Lady Thismet savait depuis longtemps quelle flamme brûlait en eux ; elle y trouvait un intérêt particulier dans les circonstances présentes. Farholt, Farquanor et la princesse en avaient parlé très sérieusement la veille, dans son boudoir.

— Au sujet de ce dont nous avons discuté il y a peu…, commença lady Thismet.

L’attention des deux frères fut aussitôt en éveil, même si leurs yeux, du même gris mat et neutre, n’en montraient rien.

— Sanibak-Thastimoon a fait des prédictions, poursuivit-elle avec la sérénité d’un fleuve tranquille. Le moment est propice à la réalisation de grands desseins ; l’heure est venue de commencer à mettre notre projet à exécution.

— Ici ? demanda Farquanor. Maintenant ? Dans cette salle ?

— Dans cette salle. À l’instant même.

Farquanor lança un coup d’œil à son frère, puis considéra d’un regard méfiant le Su-Suheris dont les deux visages étaient aussi impénétrables que d’habitude, et enfin lady Thismet.

— Est-ce prudent ? demanda-t-il.

— Oui. Ma décision est prise.