Выбрать главу

Thismet indiqua de la tête Prestimion et Korsibar, encore plongés dans leur discussion au fond de la salle, qui ressemblait à s’y méprendre aux retrouvailles chaleureuses d’une paire de vieux amis qui ne se seraient pas vus depuis plusieurs mois.

— Allez le voir. Prenez-le à part. Dites-lui ce dont nous sommes convenus hier que vous direz.

— Et si on surprend mes paroles ? fit Farquanor, dont le visage maigre, aux traits anguleux s’assombrit et dont les prunelles se mirent à briller d’incertitude. Que m’arrivera-t-il, pour avoir émis en public des opinions subversives et même franchement séditieuses à la barbe de Prestimion ?

— J’imagine que vous direz ce que vous avez à dire en prenant soin de ne pas élever la voix, répondit Thismet. Personne ne vous entendra au milieu de tout ce bruit. Et je veillerai à ce que Prestimion soit occupé ailleurs pendant que vous vous entretiendrez avec Korsibar.

Farquanor acquiesça de la tête. Le moment de flottement était passé ; déjà, Thismet le sentit, il était impatient d’accomplir sa mission. D’un claquement des doigts, elle lui intima l’ordre de partir et le suivit attentivement du regard tandis qu’il traversait la salle, s’approchait de Prestimion et de Korsibar et échangeait quelques mots avec eux, en faisant des signes en direction de la princesse. Prestimion s’écarta en souriant et commença à traverser la foule en se dirigeant vers elle.

— Laissez-moi, murmura Thismet à Farholt.

Mais elle demanda à Sanibak-Thastimoon de rester auprès d’elle.

Elle remarqua que Farquanor et Korsibar s’étaient retirés dans un angle de la salle, dans une alcôve tranquille où l’énorme buste hideux de quelque Coronal à la face aplatie de l’Antiquité les dissimulait en partie à la vue. D’où ils se tenaient, face à face, présentant leur profil aux regards, il était impossible pour quiconque de lire sur leurs lèvres. Elle vit Farquanor dire quelque chose à Korsibar dont les sourcils s’abaissèrent et se froncèrent, puis Farquanor continua de parler, avec des gestes vifs des deux mains, tandis que Korsibar penchait le haut du corps, comme pour entendre plus nettement ce que le petit homme lui disait.

En les observant, Thismet sentit les battements de son cœur s’accélérer et sa gorge devenir sèche. La trame des années à venir – pour Korsibar, pour elle pour toute la planète – serait très vraisemblablement déterminée par les paroles que Farquanor était en train de prononcer. Pour le meilleur ou pour le pire, les dés étaient jetés. Elle lança un regard en coin à Sanibak-Thastimoon. Il lui adressa un double et étrange sourire, comme pour dire : Tout ira bien, n’ayez crainte.

Prestimion apparut soudain devant elle.

— Le comte Farquanor m’a fait savoir que vous souhaitez me dire quelque chose, princesse, fit-il avec le petit geste courtois d’hommage dû à Thismet, en sa qualité de fille du Coronal.

— En effet.

Elle l’étudia avec une attention soigneusement dissimulée. Ils se connaissaient depuis l’enfance, bien entendu, mais, pour Thismet, Prestimion n’était qu’un des jeunes aristocrates qui se bousculaient dans le Château et pas le plus intéressant, loin de là ; à aucun moment, pendant toutes ces années, elle ne lui avait accordé beaucoup d’attention. Elle l’avait toujours considéré comme un noblaillon uniquement préoccupé de son propre intérêt, sérieux, appliqué et ambitieux, un peu trop petit peut-être pour être véritablement séduisant, même s’il était assurément bien fait de sa personne. Ce n’est que lorsque Prestimion avait commencé à apparaître comme le successeur probable au trône de son père, ces dernières années, qu’elle s’était intéressée de plus près à lui. En gros, elle le trouvait irritant ; que ce fût à cause de son comportement ou de ses propos, ou simplement parce qu’elle éprouvait de l’animosité pour celui qui allait vraisemblablement occuper le trône sur lequel elle aurait aimé voir son frère, elle n’aurait su le dire.

Ce jour-là, quand Prestimion fut auprès d’elle, légèrement trop près peut-être, elle éprouva à son grand étonnement quelque chose qui lui était jusqu’alors demeuré totalement étranger : une réaction ténue mais troublante à la proximité de l’homme.

Il n’était pas plus grand qu’avant, et ses cheveux blonds, comme toujours, étaient coiffés d’une manière qui ne l’avantageait guère. Mais quelque chose était différent chez lui. Son port était déjà celui d’un roi, sans qu’il parût se forcer, ses yeux brillaient d’un éclat majestueux et son front semblait nimbé d’une sorte d’énergie électrique. Sa riche et magnifique tenue y était peut-être pour quelque chose ; Thismet savait pourtant que ce n’était pas cela qui l’attirait, mais quelque chose de plus fondamental, la force engendrée par l’imminence de son accession au pouvoir. Cela créait un magnétisme. Elle en sentait la force d’attraction. Une étrange pulsation montant de ses reins gagnait sa poitrine et se propageait jusqu’à sa tête.

Thismet se demanda si Prestimion éprouvait envers elle une attirance analogue. Elle crut en déceler les signes : les mouvements des yeux, les changements de couleur de son visage. Cela lui procura un moment de plaisir grisant.

Qui fit place à la colère, dirigée contre elle-même. Quelle absurdité ! Chaque parcelle de son être devait se consacrer dorénavant à empêcher cet homme d’accéder au pouvoir, une perspective qui la perturbait si douloureusement. S’il était attiré par elle, cela pourrait servir ses desseins ; l’inverse n’était que folie.

— Vous connaissez Sanibak-Thastimoon, je pense ? demanda Thismet avec un petit mouvement de tête en direction du Su-Suheris qui se tenait juste derrière elle. Un mage au service de mon frère, et au mien à l’occasion.

— Oui, j’ai entendu parler de lui. Nous ne nous connaissons pas à proprement parler.

Sanibak-Thastimoon salua Prestimion, inclinant sa tête droite un peu plus que la gauche.

— Ces derniers jours, reprit Thismet, il a longuement interrogé les astres, à la recherche de présages pour le règne qui va s’ouvrir. Il vient de m’annoncer qu’il a découvert des signes d’un intérêt considérable pour vous.

— Vraiment ? fit Prestimion avec une courtoisie de pure forme.

Il revint à l’esprit de Thismet, mais trop tard, que le prince avait la réputation d’un sceptique pour tout ce qui touchait à la sorcellerie et à la divination. Peu importait ; son unique intention était dans l’immédiat de distraire son attention de la conversation entre Farquanor et Korsibar, qui se poursuivait à l’autre bout de la salle.

Elle fit signe au Su-Suheris de prendre la parole. Sanibak-Thastimoon ne manifesta ni surprise ni désarroi, bien que Thismet ne lui eût donné aucune indication sur ce qu’elle attendait de lui.

— Voici ce que j’ai pu établir, déclara le mage sans hésiter ; l’avenir réserve de grandes surprises à Votre Seigneurie – et à nous tous.

Prestimion esquissa un haussement de sourcils pour marquer une légère curiosité.

— Des surprises agréables, j’espère ?

— Il y en aura aussi, répondit Sanibak-Thastimoon.

— Je ne peux pas dire, fit le prince en riant, que vos propos m’enchantent.

Il invita le mage à être plus précis ; Sanibak-Thastimoon répondit d’une voix forte qu’il allait essayer, dans la mesure où il était en son pouvoir de le faire.

Pendant ce temps, Thismet regardait par-dessus l’épaule de Prestimion dans la direction de Farquanor et de son frère. Elle remarqua sur le visage de Korsibar une expression d’intense animation ; il parlait rapidement, avec force gestes du tranchant de la main, tandis que Farquanor, à demi dressé sur la pointe des pieds pour réduire l’écart colossal de taille qui les séparait, semblait s’efforcer de calmer le fils du Coronal, de l’apaiser, de le rassurer. Korsibar pivota brusquement sur lui-même et regarda à l’autre bout de la salle, directement vers Thismet. Elle crut lire dans les yeux de son frère de l’étonnement, de la perplexité, peut-être même de la colère ; elle éprouva un désir ardent de savoir sans tarder ce qui s’était passé entre Farquanor et lui.