Les yeux clos, le Pontife moribond était étendu sur le dos, rapetissé par les dimensions du grand lit impérial à baldaquin. Il avait le teint terreux. Les lobes allongés de ses oreilles étaient pendants. Son visage sans expression semblait scellé derrière les os de la face. Seule sa respiration lente, presque imperceptible, qui paraissait cesser de longs moments, indiquait qu’il était encore en vie.
Son heure avait sonné. Tout le monde s’accordait là-dessus. Incroyablement âgé, il avait bien plus d’un siècle de vie derrière lui. Plus de quarante années en tant que Pontife, une vingtaine en tant que Coronal ; c’était assez.
Prankipin avait été un homme d’une vigueur et d’un dynamisme hors du commun, une nature romantique et visionnaire, un caractère enjoué et joyeux, réputé pour la chaleur et le pouvoir communicatif de son sourire. Même les pièces à son effigie le représentaient avec ce merveilleux sourire ; étendu sur son lit de mort, il semblait encore sourire, comme si les muscles de son visage avaient depuis longtemps oublié toute autre expression. Malgré son âge extrêmement avancé, le Pontife mourant paraissait étrangement jeune. Ses joues et son front étaient lisses, presque comme ceux d’un enfant, les dernières semaines de sa longue existence ayant effacé tous les plis et les rides.
Le silence régnait dans la pénombre de la salle où le Pontife agonisait. Des volutes de fumée bleue accompagnées de crépitements d’étincelles s’élevaient des trépieds où brûlaient des encens de provenance lointaine ; dans l’angle le plus sombre, sur des tables, étaient empilés des grimoires, des recueils de breuvages magiques et des ouvrages d’astrologie que le monarque avait étudiés ou fait semblant d’étudier. D’autres volumes jonchaient le sol, autour du lit. Un Vroon, un Su-Suheris et un Ghayrog au regard d’acier se tenaient gravement au chevet du Pontife, psalmodiant interminablement d’une voix grave et douce les mystérieuses incantations destinées à protéger l’âme qui s’apprêtait à quitter ce monde.
Dans les hautes sphères du gouvernement, aussi bien au Château que dans le Labyrinthe, tout le monde connaissait le nom de ces trois êtres venus d’autres planètes. Le Vroon s’appelait Sifil Thiando ; le Ghayrog, Varimaad Klain ; le Su-Suheris, Yamin-Dalarad. Ces trois êtres à la mine funèbre étaient les chefs de la cohorte de voyants, d’aruspices, de nécromanciens, de prophètes et de devins que Prankipin avait réunis autour de lui pendant les deux dernières décennies de son règne.
Parés des insignes de leur état, tenant le bâton de leur art, enveloppés dans l’aura sombre et menaçante de leur magie, ils demeuraient hautains et distants tandis que le Coronal et sa suite s’apprêtaient à entrer dans la chambre impériale. Pendant de nombreuses années, ils avaient guidé tous les trois le vieux Pontife dans ses décisions les plus importantes ; ces derniers temps, il était devenu évident aux yeux de tous que c’étaient eux – non les fonctionnaires de la bureaucratie pontificale, ni même, peut-être, le Pontife en personne – qui détenaient l’autorité à la cour impériale du Labyrinthe. Leur contenance autoritaire, leur expression impérieuse ne laissaient aucun doute là-dessus.
Mais les trois principaux ministres de la cour pontificale étaient aussi présents pour la cérémonie, austèrement groupés sur la gauche du chevet, comme s’ils montaient la garde contre le trio de l’autre côté du lit : Orwic Sarped, le ministre des Affaires extérieures ; Segamor, le secrétaire particulier du Pontife ; Kai Kanamat, le porte-parole du Pontificat. Ils formaient un groupe sévère, sinistre. Ces trois-là occupaient leur poste depuis une éternité et étaient très âgés et tout ratatinés ; Kai Kanamat, le plus desséché des trois, donnait l’impression d’avoir été momifié de son vivant et n’était plus qu’une peau parcheminée tendue sur une frêle carcasse.
Autrefois, avant l’équipe de sorciers de Prankipin, ils avaient été les véritables détenteurs du pouvoir. Mais ce temps était depuis longtemps révolu. Il ne faisait aucun doute qu’ils se déchargeraient avec plaisir des responsabilités qui leur restaient et se retireraient de la vie publique dès que Prankipin aurait rendu l’âme.
Baergax Vor d’Aias et Ghelena Gimail, les deux médecins attitrés du Pontife, se trouvaient également dans la chambre. Leur heure de gloire, à eux aussi, était passée. Ils n’étaient plus en mesure de s’attirer la reconnaissance de l’ensemble des fonctionnaires du Labyrinthe pour leur habileté à entretenir et prolonger la vie du Pontife. Plus personne ne pouvait rien pour lui ; le Labyrinthe était sur le point de connaître des changements inévitables et c’en serait bientôt fait de toutes les sinécures. Baergax Vor et Ghelena Gimail, qui se tenaient littéralement dans l’ombre des trois mages, donnaient l’impression de n’être plus que des coquilles vides, au bout de leurs compétences et sur le point de perdre leur poste.
Quant au Pontife, qui ne bougeait pas, qui ne voyait pas, il gisait comme une statue de cire de lui-même, tandis que les grands de la planète s’apprêtaient à lui offrir ce qu’ils espéraient du fond du cœur être leur dernier hommage.
Le cortège se forma dans le couloir de la chambre du Pontife. Lord Confalume, revêtu de sa robe de cérémonie, le front ceint de la couronne à la constellation, entrerait naturellement le premier, suivi du Haut Conseiller, le duc Oljebbin, puis des deux suivants dans l’ordre des préséances, Serithorn et Gonivaul, côte à côte. Derrière viendrait Marcatain, qui représentait la Dame de l’Ile du Sommeil, la dernière des trois Puissances du royaume ; ensuite le Procurateur Dantirya Sambail, suivi du prince Korsibar et du duc Kanteverel de Bailemoona. Ce n’est que lorsqu’ils seraient tous passés que le prince Prestimion entrerait à son tour.
On jaserait beaucoup en voyant Korsibar et les autres entrer avant Prestimion. Mais le protocole ne permettait pas qu’il en fût autrement. Tous ceux qui avaient rang avant Prestimion occupaient de hautes charges dans le gouvernement, à l’exception de Korsibar ; sa place avantageuse dans l’ordre des préséances était due au fait qu’il était de sang royal. Prestimion n’occupait pas un poste important dans le gouvernement et n’était pas encore officiellement Coronal désigné. En attendant ce moment, il n’était qu’un simple prince du Mont du Château parmi beaucoup d’autres ; son pouvoir et son prestige étaient à venir.
On donna le signal d’entrer dans la chambre du Pontife. Confalume s’avança, le duc Oljebbin et les autres lui emboîtèrent le pas. Tandis que les grands du royaume passaient devant le lit impérial et s’agenouillaient pour faire le signe de soumission et de bénédiction, il se produisit quelque chose d’étrange. Les yeux du Pontife s’ouvrirent au moment où Korsibar se présentait devant lui. L’agitation était visible sur le visage du vieux monarque. Les doigts de sa main gauche se mirent à trembler sur le dessus-de-lit ; il parut essayer de bouger, de se redresser ; un gargouillement incompréhensible franchit ses lèvres.
À la stupéfaction générale, son bras se leva et sa main tremblante et décharnée s’avança avec des à-coups vers Korsibar, les doigts écartés. Korsibar demeura pétrifié de surprise, le regard fixe. Un autre son, plus grave, sortit de la gorge du vieux Prankipin, une sorte de gémissement étonnamment prolongé. Il donna l’impression de vouloir saisir le poignet de Korsibar, mais ne put tendre le bras assez loin. Un long moment, sa main griffue resta suspendue à mi-hauteur, battant l’air, animée de violentes secousses, puis elle retomba. Les yeux du Pontife se couvrirent d’un voile et se refermèrent ; le vieux monarque redevint rigoureusement immobile sur son lit, respirant si doucement qu’il était presque impossible de savoir s’il était encore en vie. Un brouhaha s’éleva aussitôt dans la pièce. Prestimion, qui attendait à la porte que vienne son tour d’entrer, vit avec stupéfaction les trois mages se précipiter vers le lit d’un côté, les deux médecins de l’autre, et se pencher sur le vieil empereur, tête contre tête, chaque groupe s’entretenant fébrilement à voix basse dans le jargon de sa profession.