— Ils vont l’étouffer, avec leur empressement, murmura Prestimion à l’oreille du comte Iram de Normork, tandis que l’agitation allait croissant autour du lit.
Il perçut des cliquetis précipités d’amulettes et des voix gagnées par l’affolement, récitant des formules incantatoires, pendant que les médecins semblaient essayer de repousser les mages. L’un d’eux réussit enfin à porter aux lèvres du Pontife une fiole contenant un liquide bleuâtre.
La crise sembla passer, grâce au remède, peut-être, ou aux incantations ; comment le savoir ? Les sorciers et les praticiens s’écartèrent lentement du lit. Le Pontife était retombé dans les profondeurs de son coma.
Le mage Ghayrog, Varimaad Klain, avec brusquerie, fit signe à Prestimion d’approcher.
Il s’agenouilla comme il avait vu les autres le faire. Il fit le signe du Pontife et attendit, redoutant à moitié que le vieillard se redresse de cette manière terrifiante pour essayer de le saisir lui aussi.
Mais Prankipin ne fit pas un geste. Prestimion approcha la tête de celle du Pontife, perçut le bruit rauque et faible de sa respiration entrecoupée. Il prononça à voix basse les paroles de bénédiction ; Prankipin ne réagit pas. Derrière les paupières closes, les yeux étaient immobiles. Le visage cireux était redevenu lisse, paisible, avec son sourire à donner le frisson.
C’est la mort dans la vie, se dit Prestimion, épouvanté. Une horreur. Une horreur. Une vague de pitié et de répulsion mêlées monta en lui. Ilse releva brusquement, s’écarta précipitamment du lit et se dirigea à grands pas vers la porte de derrière.
Prestimion sortit de la chambre impériale, la mine lugubre. Septach Melayn et Gialaurys le rejoignirent sur la rampe conduisant à l’Arène, où les Jeux devaient commencer une heure plus tard ; voyant l’expression du visage du prince, ils échangèrent furtivement un regard inquiet.
— Que se passe-t-il, Prestimion ? demanda Septach Melayn. Sa Majesté est-elle morte ? Tu as l’air à moitié mort, toi aussi !
— Le pauvre Prankipin est encore vivant, si l’on peut dire, répondit Prestimion en grimaçant. À ma grande tristesse. Pour ce qui me concerne, je ne suis pas mort, loin de là, mais un peu retourné quand même. Le Pontife est couché, telle une statue de marbre, sans mouvement, les yeux fermés, – respirant à peine, conservé en vie par le Divin sait quelle sorte d’artifices. Mais on voit qu’il est prêt à passer dans l’autre monde, qu’il est impatient de le faire. Quand Korsibar s’est approché de lui, il a repris vie fugitivement et tendu le bras pour essayer de lui saisir le poignet… Un spectacle affreux, cette main sortant du lit, et le cri qu’il a poussé, comme un cri de douleur…
— Il reposera bientôt en paix, fit Septach Melayn.
— Et ces sorciers, poursuivit Prestimion. Par le Divin, mes amis, j’ai eu assez de sorcellerie pour aujourd’hui, assez et plus qu’assez ! Si vous les aviez vus, ces trois spectres, penchés sur lui comme s’il leur appartenait, se balançant d’un pied sur l’autre, tels des serpents prêts à attaquer, en marmonnant interminablement dans leur baragouin…
— Ils n’étaient que trois ?
— Trois, fit Prestimion. Un Vroon, un Ghayrog et un de la race à double tête. Les trois dont on dit qu’il est sous leur influence. La chambre était dans l’ombre, la fumée d’encens nous prenait à la gorge, des ouvrages de magie étaient empilés comme des bûches sur toutes les tables – il y en avait même sur le sol – et, au milieu de tout cela, le Pontife restait plongé dans ses rêves, sauf au moment où Korsibar s’est présenté devant lui, quand il a paru reprendre fugitivement conscience, en émettant un cri rauque et grinçant et en essayant de refermer les doigts autour du poignet de Korsibar…
Prestimion s’interrompit, en portant la main à sa gorge.
— Croyez-moi, reprit-il, j’en suis sorti le cœur soulevé. J’ai encore cette affreuse odeur d’encens dans les narines. Je me sens souillé par cette fumée et par tout ce que je viens de voir dans cette chambre. J’ai l’impression d’avoir traversé en rampant un tunnel obscur, un de ces endroits où les araignées font leur nid.
Septach Melayn posa la main sur l’épaule de Prestimion pour le réconforter et l’y laissa un moment.
— Tu prends les choses beaucoup trop à cœur, mon ami. Tu disposeras de tout le temps nécessaire quand tu seras Coronal pour débarrasser la planète de ces toiles d’araignées tissées par les sorciers. En attendant, tu n’as qu’à les traiter comme des esprits ineptes et fumeux et ne pas leur accorder…
— Halte-là ! lança Gialaurys, le visage empourpré. Attends un peu ! Que sais-tu de ces choses, Septach Melayn ? Tu parles de toiles d’araignées ? d’inepties ? Il est facile de se gausser quand on n’a aucune expérience de la sagesse véritable.
— La sagesse véritable ? répéta Septach Melayn d’un ton dégagé.
Sans s’occuper de lui, Gialaurys se tourna tout d’un bloc vers Prestimion.
— Et toi, prince, qui parles si durement de toutes ces choses, sois honnête avec moi : t’es-tu mis secrètement d’accord avec Septach Melayn pour interdire la sorcellerie quand tu auras la couronne ? Si tel est le cas, je te demande de bien y réfléchir. Par la Dame, Prestimion, je te le dis, ce ne sont pas de simples toiles d’araignées et tu ne t’en débarrasseras pas aussi aisément que tu l’imagines.
— Tout doux, tout doux, mon bon Gialaurys ! coupa Prestimion. Prononcer l’interdit contre la sorcellerie est l’idée de Septach Melayn, pas la mienne, et je n’ai jamais dit que je m’attellerai à cette tâche, quoi que j’en pense en mon for intérieur.
— Et qu’en penses-tu en ton for intérieur ? demanda Gialaurys.
— Tu le sais bien, mon bon ami. Pour moi, ces pratiques magiques sont stupides et vides de sens, une imposture, ni plus ni moins.
— Une imposture ? lança Gialaurys, le front rembruni. Une imposture, ni plus ni moins ? Tu n’y vois donc rien de vrai ? Oh ! Prestimion, tu te trompes si lourdement ! Chaque jour, de tous côtés, on en constate les vérités ! Tu peux le nier, si tu veux, cela n’y changera rien.
— Peut-être, répondit Prestimion avec gêne. Je ne suis pas en mesure de le dire.
De fait, lui aussi avait eu connaissance par diverses sources de choses inexplicables, de prétendus miracles qui pouvaient fort bien être considérés comme l’œuvre des mages. Mais il s’obstinait à croire que l’on pouvait y trouver des explications rationnelles, que ces miracles présumés avaient été accomplis selon les méthodes de la science. Quantité de connaissances scientifiques avaient été perdues au long des millénaires de l’histoire de Majipoor ; certaines d’entre elles avaient pu être récemment redécouvertes et exploitées : les résultats pouvaient passer pour de la magie aux yeux de gens ignorants des moyens techniques employés pour y parvenir.
Il voulait bien reconnaître par ailleurs que les Vroons et les Su-Suheris possédaient certains pouvoirs mentaux particuliers, pas plus magiques que la vue ou l’ouïe chez d’autres races, qui leur permettaient d’accomplir certains des prodiges qu’on leur prêtait. Mais il refusait d’aller plus loin. Et il préférait, en général, ne pas se prononcer sur ces questions.