En voyant Gialaurys très désireux de poursuivre la discussion, il leva la main pour l’arrêter.
— Restons-en là, fit-il avec son sourire le plus affable. Il n’est pas nécessaire d’en débattre sur-le-champ. Permets-moi seulement de dire, mon ami – pardonne-moi si j’attente à tes convictions – que je t’assure que cela a failli me rendre malade de voir ces parasites entourer le vieux Prankipin et que je suis très heureux d’avoir quitté sa chambre.
Il secoua la tête avec vigueur, comme pour se débarrasser de l’odeur suffocante de l’encens.
— Venez, ajouta-t-il. Les Jeux ne vont pas tarder à commencer. Nous devrions déjà être dans l’Arène.
Ils commencèrent à monter les différents niveaux en spirale et atteignirent en temps voulu le gigantesque espace vide, réalisé en des temps reculés par le Pontife Dizimaule, où devaient se tenir les Jeux pontificaux.
Nul ne savait ce qui avait poussé Dizimaule à créer ce vide incompréhensible à l’un des niveaux médians du Labyrinthe. S’il fallait en croire les historiens de la cité souterraine, il n’avait fourni aucune raison ; il s’était contenté de donner l’ordre de raser toutes les constructions existantes pour les remplacer par ce… rien. En se tenant à une extrémité de l’Arène, il n’était pas possible de distinguer le mur opposé, tellement elle était vaste. L’absence de colonnes pour soutenir le plafond lointain avait laissé pantois des générations d’architectes. Quand on poussait un cri en mettant ses mains en porte-voix, il fallait une éternité pour l’entendre rouler et se répercuter à tous les échos, mais le son se prolongeait pendant un temps délicieusement long.
D’ordinaire, l’Arène restait inoccupée et inutilisée. Un décret du Pontife Dizimaule qu’aucun de ses successeurs n’avait cherché à abroger interdisait de bâtir quoi que ce fût ; l’Arène était donc restée telle quelle au fil des siècles, sans destination, une source d’interrogations. Ce n’est qu’à la mort d’un Pontife qu’il s’y passait quelque chose, car aucun autre endroit du Labyrinthe ne se prêtait à la tenue des traditionnels jeux funéraires.
Une énorme tribune à nombreux gradins, destinée au public populaire, avait été dressée du jour au lendemain, comme un champignon poussant en une nuit dans une forêt humide, tout le long du mur ouest de l’Arène. Devant cette tribune étaient disposées les structures utilisées pour les Jeux, la piste pour la course de chars au centre, une autre, en sable, pour la course à pied, des arènes de dimensions plus modestes pour la boxe, la lutte et les épreuves d’adresse au nord, un pas de tir à l’arc au sud. À l’est se trouvait l’emplacement réservé aux visiteurs du Mont du Château, avec, au centre, à la place d’honneur, la loge richement décorée du Coronal et de sa famille. En hauteur, à mi-chemin entre le sol et le plafond à peine visible, des batteries de puissants luisants flottaient librement en jetant d’éclatants rayons de lumière rouge et or dans ce lieu plongé en général dans la pénombre.
Un huissier en robe pourpre ornée d’un col de fourrure orange, les yeux et l’arête du nez couverts du demi-masque qui était le symbole pittoresque des fonctionnaires pontificaux, indiqua leur place à Prestimion et à ses compagnons, juste à gauche de la loge du Coronal. Le duc Svor était déjà là, et le prince Serithorn, avec quelques membres de son entourage. De son siège au centre de la tribune le Coronal, le visage souriant, saluant le peuple de la main, était entouré du prince Korsibar et de la princesse Thismet. Melithyrrh accompagnait Thismet ; Sanibak-Thastimoon, le mage Su-Suheris, était assis juste derrière Korsibar.
De l’autre côté, le duc Oljebbin de Stoienzar partageait une loge avec les comtes Farholt et Farquanor, Mandrykarn de Stee, Iram de Normork et quelques autres. Le Procurateur Dantirya Sambail arriva peu après Prestimion, somptueusement vêtu d’une robe orange parée de bijoux, plus riche encore que celle de lord Confalume ; il étudia un moment la disposition de la tribune, puis se trouva une place dans la loge du duc Oljebbin, du côté le plus proche du siège du prince Korsibar, assis dans la loge contiguë.
L’amiral Gonivaul, en sa qualité de Maître des Jeux, avait une place pour lui seul, dominant tout le monde, sur le côté de la tribune populaire. Il regardait calmement en tous sens, attendant le moment propice pour ouvrir les Jeux. Il leva un foulard de soie cramoisi et vert, aux couleurs éclatantes, et l’agita vivement au-dessus de sa tête, à trois reprises.
Dans un charivari de trompettes, de tambours, de cors et de hautbois, passant par une entrée écartée de l’Arène, les concurrents des épreuves de la journée inaugurale s’avancèrent vers le centre du stade dans un petit groupe de flotteurs. La course à pied serait l’épreuve d’ouverture, suivie du duel au bâton, deux passe-temps pratiqués essentiellement par les plus jeunes princes du Château.
Mais, tandis que les concurrents descendaient de leur véhicule pour se disposer en files parallèles sur le terrain, s’accroupissant, se redressant, s’étirant et sautillant sur place pour se préparer à leur course, d’autres silhouettes apparurent et traversèrent le terrain pour s’arrêter devant la loge du Coronal.
— Regarde, fit Prestimion en donnant à Septach Melayn un grand coup de coude dans les côtes. Les sorciers viennent jusqu’ici !
Les sorciers, en effet. Ils étaient omniprésents. Impossible d’échapper aux mages ; pas un endroit de la planète n’était hors de leur portée.
Prestimion les regarda avec un profond dégoût installer des trépieds de cuivre dans lesquels ils versèrent et enflammèrent des poudres colorées. Les sept longues silhouettes, dans l’imposant costume des géomanciens qui prospéraient dans la Cité Haute de Tidias, sur le Mont du Château – l’éblouissante robe de brocart doré appelée le kalautikoi, la grande cape richement tissée portant le nom de lagustrimore, le haut casque de cuivre nommé miirthella – prirent une pose hiératique et commencèrent à psalmodier d’une voix forte et sonore leurs incantations mystiques.
— Bythois… Sigei… Remmer… Proiarchis…
— Que disent-ils ? murmura Prestimion.
— Comment veux-tu que je le sache ? répondit Septach Melayn en riant.
— Je pense que ce sont des sorciers de Tidias, la cité dont tu es originaire, si je ne me trompe.
— Je n’y ai pas fait la fête avec les sorciers ni perdu de temps à étudier les sciences occultes. Adresse-toi à Gialaurys, si tu veux une traduction.
Prestimion acquiesça de la tête. Mais il voyait le gros Gialaurys à genoux, accompagnant dévotement les géomanciens dans leurs incantations. Par affection pour lui, Prestimion se força à refréner l’irritation suscitée par le rite interminable qui se déroulait devant eux.
En tout état de cause, il eût gaspillé sa salive en se répandant en invectives contre la sorcellerie devant tout autre que Septach Melayn. Il commençait à se demander s’ils n’étaient pas les deux derniers habitants de Majipoor à ne pas avoir encore cédé aux enchantements des magiciens. Et il en venait à penser qu’il pourrait être diplomatique de commencer à exprimer plus discrètement leur aversion de telles pratiques. Prestimion prenait conscience qu’il était sage pour un Coronal de ne pas faire trop ouvertement opposition aux tendances de l’époque.
Il tourna la tête vers le stade. Les sorciers et leur matériel avaient disparu et les courses venaient de débuter : les courses de vitesse d’abord, à peine commencées, déjà terminées, puis les épreuves de moyennes distances, un tour de piste, deux tours, six tours, dix.
Prestimion ne reconnaissait que très peu de concurrents. Les jeunes chevaliers et les gardes étaient descendus en nombre du Mont du Château pour escorter la famille royale et les grands seigneurs ; la plupart des coureurs à pied venaient de leurs rangs, mais il n’aurait pu nommer qu’une poignée d’entre eux. Il ne put fixer longtemps son attention sur les courses. Sur la gauche il voyait se préparer les concurrents du duel au bâton, un sport plus à son goût que la course à pied ; il avait été lui-même, dans sa jeunesse, un bon manieur de bâton.