Le duc Svor, assis à ses côtés, le tira par la manche.
— As-tu bien dormi cette nuit, prince ? demanda-t-il d’une voix basse, étrangement voilée.
— Comme d’habitude, j’imagine.
— Pas moi. J’ai fait un rêve des plus pénibles.
— Vraiment ? fit Prestimion, sans manifester un grand intérêt. Cela arrive, je suppose. J’en suis navré pour toi. Vois-tu cet homme en vert, là-bas, Svor ? poursuivit-il, le bras tendu vers le groupe des concurrents en train de se rassembler. Et toi, Septach Melayn ? Regarde comme il se tient, comme s’il avait des ressorts sous les pieds. Observe les mouvements de ses poignets. En pensée, il est déjà à l’œuvre avec son bâton, alors que le signal n’a pas été donné… Je vais parier sur lui, je crois. Qui mise cinq couronnes sur le premier combat ? Je prends le vert.
— Est-il respectueux d’engager des paris sur une épreuve des Jeux ? demanda Gialaurys d’un ton hésitant.
— Pourquoi pas ? Respectueux envers qui, Gialaurys ? Le Pontife ? Je ne pense pas qu’il soit en état de s’en formaliser. Cinq couronnes sur le vert !
— Il s’appelle Mandralisca, glissa Septach Melayn. C’est un des hommes de ton cousin. Un vilain bougre, comme la plupart de ceux dont il aime à s’entourer.
— Tu parles du Procurateur ? Je te rappelle que c’est un cousin éloigné.
— Un cousin quand même, si je ne me trompe. Ce Mandralisca est son goûteur.
— Son quoi ?
— Il se tient près de lui à table et goûte les boissons pour voir si elles ne contiennent pas du poison. Je l’ai vu faire, il n’y a pas longtemps.
— Pas possible ! Eh bien, je parie cinq couronnes sur le goûteur de Dantirya Sambail. Mandralisca, as-tu dit ?
— Je les parie volontiers contre lui, tellement il me répugne, fit Septach Melayn en tendant une pièce brillante. Ce Mandralisca, à ce qu’on dit, préférerait poignarder quelqu’un plutôt que de s’écarter pour lui laisser le passage. Mes cinq couronnes sur le jeune homme en rouge.
— À propos du rêve que j’ai fait, Prestimion, reprit Svor de la même voix basse et sourde. J’aimerais…
Prestimion se tourna vers lui avec agacement.
— Était-ce un rêve si terrible, que tu ne puisses attendre pour le raconter en détail ? Eh bien, vas-y, Svor ! Je t’écoute ! Raconte et qu’on n’en parle plus !
Le petit duc enfonça les doigts dans les boucles serrées de sa courte barbe noire et une expression de profond dépit se peignit sur son visage, de sorte que ses sourcils touffus se rejoignirent pour former une ligne qui lui barrait le front.
— J’ai rêvé, reprit-il après un silence, que le Pontife avait enfin rendu l’âme, que lord Confalume était entré dans la Cour des Trônes, t’avait publiquement désigné pour être Coronal et avait retiré la couronne à la constellation de sa tête pour te la présenter.
— Il n’y a rien de si terrible, jusqu’à présent, fit Prestimion.
Sur le terrain quatre paires de concurrents se faisaient face, parfaitement immobiles, les muscles bandés, et attendaient le signal en serrant le mince bâton flexible de noctiflor qui leur servait d’arme.
— En garde ! cria l’arbitre. Engagez ! Allez !
Les assauts commencèrent ; Prestimion se pencha en avant, le haut du corps oscillant au rythme endiablé des bâtons qui se déplaçaient à la vitesse de l’éclair. Ce sport exigeait une grande vivacité des gestes et du coup d’œil, de l’agilité des poignets plus que véritablement de la force. Les bâtons étaient si légers qu’ils allaient et venaient plus vite que n’importe quelle lame. Il était nécessaire d’anticiper les mouvements de l’adversaire, presque de lire dans son esprit, pour espérer parer ses coups.
— Le prince Korsibar, poursuivit Svor d’une voix très douce, la bouche contre l’oreille de Prestimion, se tenait près de toi, les mains levées, prêt à faire le symbole de la constellation, dès que lord Confalume aurait posé la couronne sur ta tête. Mais avant que cela se produise, le défunt Pontife Prankipin fit son entrée dans la salle.
— Voilà qui est pour le moins insolite, observa Prestimion, qui n’écoutait que d’une oreille. Mais c’est un rêve, bien sûr.
Il détourna la tête, donna un coup de coude à Septach Melayn.
— Regarde les moulinets que fait le goûteur avec son bâton, dit-il en souriant. Ton homme en rouge n’a aucune chance. Et tu peux dire adieu à tes cinq couronnes, je le crains.
— Dans mon rêve, reprit Svor de sa voix rauque et insistante, aux sons voilés, j’ai vu le vieux Pontife s’avancer vers lord Confalume et lui prendre délicatement des mains la couronne du Coronal. Et je l’ai vu se diriger non pas vers toi, mais vers le prince Korsibar ; lui tendre la couronne, la placer entre ses mains levées, de sorte que Korsibar n’avait qu’à l’approcher de sa tête pour en ceindre son front. Ce qu’il fit sans hésiter, à la stupéfaction générale ; mais il portait la couronne et celui qui porte la couronne est roi ; nous ne pouvions rien faire d’autre que nous incliner devant lui et le saluer en lançant l’acclamation rituelle : « Korsibar ! lord Korsibar ! Longue vie à lord Korsibar ! » D’un seul coup, la salle s’emplit d’une lumière de la couleur du feu – non, de la couleur du sang, plutôt, la couleur vive d’un sang frais – et je m’éveillai, le corps couvert de sueur. Au bout d’un moment, je me rendormis, je rêvai de nouveau et fis le même rêve. Exactement le même.
— Lord Korsibar, fit Prestimion, le front plissé par la perplexité. Dans les rêves, Svor, tout est possible.
De l’autre côté, Septach Melayn criait à tue-tête.
— Allez, le Rouge ! Oui, le Rouge ! Vas-y !
Un gémissement accompagné d’un juron s’éleva soudain quand le goûteur exécuta prestement une double feinte, prenant son adversaire à contre-pied et l’envoyant au sol sous une grêle étourdissante de coups assenés à la vitesse de l’éclair.
— Par le Divin, Prestimion, tu as gagné ! fit Septach Melayn.
Avec un sourire piteux, il glissa la pièce de cinq couronnes dans la main de Prestimion.
— J’ai vu d’emblée qu’il était bon, à la manière dont il se déplaçait, avant que l’assaut ne commence. Je savais qu’il aurait trois temps d’avance sur son adversaire, quand il le voudrait. Oublie ton malheureux rêve, Svor, ajouta-t-il en se tournant vers le duc, et regarde les bâtons ! Qui a dix couronnes à perdre sur le prochain assaut du goûteur ?
— Encore un instant, si tu veux bien… souffla Svor de sa voix de conspirateur.
Prestimion commençait à trouver exaspérante cette insistance.
— Si je veux bien quoi ?
— Les choses sont plus instables que tu ne l’imagines. Prends garde : ton avenir et le mien sont assombris par l’ombre de ce rêve. Va voir le Coronal, je t’en implore. Il faudra lui forcer la main, ou nous serons tous perdus. Dis-lui que tu redoutes une trahison ; demande-lui d’annoncer dès aujourd’hui que tu es le Coronal désigné. S’il refuse, ne t’éloigne pas de lui avant qu’il ait cédé à tes instances. Ne le laisse pas en paix tant qu’il continuera à différer cette annonce. Dis-lui, si besoin est, que tu te proclameras son héritier sans attendre qu’il le fasse.
— C’est impensable, Svor. Jamais je ne ferai une chose pareille.