— Il le faut, Prestimion, répliqua le duc dans un murmure rauque.
— Je trouve ton conseil indigne et inacceptable. Forcer la main du Coronal ? Le harceler dans mon intérêt personnel ? Menacer de m’autoproclamer son héritier, ce qui serait une infamie, contraire à la loi et sans précédent ? Pourquoi, Svor ? Simplement parce que tu as mangé trop d’anguilles hier soir et que tu as fait un mauvais rêve ? Te rends-tu compte de ce que tu dis ?
— Et si Korsibar s’emparait de la couronne de son père dès la mort de Prankipin ?
— Comment ? fit Prestimion, les yeux écarquillés de stupeur. S’emparer de la couronne ? Jamais il ne ferait cela !… Tu le présentes comme un être perfide, Svor. Ce n’est absolument pas sa nature. De plus, la couronne de son père ne l’intéresse pas. Elle ne l’a jamais intéressé et ne l’intéressera jamais.
— Je connais fort bien le prince Korsibar, poursuivit Svor. J’ai vécu des années dans son entourage, l’as-tu oublié ? Perfide, il ne l’est pas, j’en conviens ; mais il est on ne peut plus versatile. Et sensible à la flatterie. Certains, qui nourrissent de hautes ambitions personnelles, pensent qu’il devrait être le prochain Coronal et ont peut-être déjà entrepris de l’en convaincre. Si on lui glisse trop souvent ce genre de chose à l’oreille…
— Non ! s’écria Prestimion. Jamais cela ne se produira.
De ses deux mains ouvertes, il balaya l’air devant son visage.
— D’abord les présages de ce Vroon et maintenant, toi ! Non. Je ne me laisserai pas influencer par des présages, comme un paysan crédule. Laisse-moi tranquille, Svor. J’ai pour toi une affection profonde, mais, crois-moi, en ce moment, tu m’insupportes.
— Ce rêve n’est pas à prendre à la légère, prince, je te le promets.
— Si tu refuses de laisser de côté ce rêve insupportable, lança Prestimion, qui sentait la colère l’envahir, je te prends par la barbe, je te fais tourner en l’air et je te balance en dehors de notre loge. Je t’en donne ma parole, Svor. C’est terminé maintenant. Tu as bien compris ? Nous n’en parlons plus !
Il lança au duc un dernier regard courroucé et lui tourna le dos pour suivre ce qui se passait sur le terrain.
Mais les paroles de Svor résonnaient encore dans sa tête. Le conseil du petit duc ne lui ressemblait pas ; l’inciter à commettre un acte de félonie en se fondant sur un rêve. C’était le conseil d’un lâche, le conseil d’un traître, ignoble, inexplicable. Et parfaitement stupide ; nul ne pouvait forcer la main du Coronal et le redoutable Confalume n’hésiterait pas à le briser s’il s’avisait d’essayer. Non, c’était navrant de la part de Svor de faire montre d’une telle imprudence – d’une impudence si grossière – sur la foi d’un rêve…
Prestimion s’efforça de chasser tout cela de son esprit.
8
La course de haies, le saut de cerceau, le lancer du marteau et quelques autres épreuves mineures étaient au programme des trois journées suivantes des Jeux Pontificaux. Chaque jour, les invités d’honneur et plusieurs milliers d’habitants du Labyrinthe se réunissaient dans l’Arène pour assister au spectacle. Et chaque jour, les nouvelles de la chambre impériale étaient les mêmes ; l’état de santé de Sa Majesté le Pontife demeurait inchangé. C’était comme si l’état de santé de Sa Majesté, à l’instar des conditions atmosphériques régnant à l’intérieur du Labyrinthe, était fondamentalement incapable de changer et ne pouvait marquer la moindre variation jusqu’à la fin des temps.
Les cinquième, sixième et septième jours étaient réservés aux assauts de lutte. Deux douzaines de concurrents étaient engagés, mais l’attention générale se concentra sur le dernier combat, le grand affrontement entre deux lutteurs réputés, Gialaurys et Farholt.
Chacun d’eux s’était fait accompagner d’un mage. Celui de Farholt était un Hjort à la face sombre et bouffie, un des nombreux sorciers de la suite de lord Confalume ; Gialaurys avait choisi un géomancien au casque de cuivre, venu de Tidias. Les deux devins s’installèrent devant le ring, le dos tourné l’un à l’autre, et commencèrent à débiter d’interminables et complexes formules incantatoires, avec force chants magiques, dessins de lignes invisibles sur le sol et invocations de forces occultes.
Septach Melayn observa Gialaurys, agenouillé, les yeux clos et la tête baissée dans une attitude mystique tandis que son géomancien dévidait un chapelet de formules rituelles.
— Décidément, fit-il avec une pointe d’agacement, notre ami Gialaurys prend ces choses à cœur.
— Plus que son adversaire, semble-t-il, répondit Prestimion.
De fait, Farholt semblait attendre avec une impatience égale à la sienne que le galimatias rituel prenne fin. Les mages se retirèrent enfin ; Farholt et Gialaurys se dévêtirent, dévoilant leur corps puissant, couvert en tout et pour tout d’un pagne d’étoffe. Ils avaient tous deux la peau ointe d’huile de dragon de mer, pour empêcher l’adversaire d’assurer une prise solide ; les lumières vives de l’Arène mettaient en relief avec une étonnante netteté la musculature de leurs bras et de leur dos, arrachant aux spectateurs des cris étouffés et des exclamations d’émerveillement.
— Combat en trois reprises, annonça l’arbitre, un fonctionnaire pontifical du nom de Hayla Tekmanot, pas un gringalet, loin de là, mais qui paraissait complètement écrasé par la masse des deux lutteurs.
Il les frappa successivement du plat de la main sur l’épaule.
— C’est le signal indiquant que vous avez gagné et qu’il faut lâcher prise. Et maintenant…
Il leur tapa de nouveau l’épaule, deux fois de suite.
— … le signal que votre adversaire n’est plus en état de poursuivre le combat, à cause d’une blessure, et que vous devez vous écarter de lui sans insister. Compris ?
Farholt se dirigea vers le côté nord du ring, Gialaurys de l’autre. Une sonnerie stridente de corne de gabek retentit dans l’Arène. Les combattants s’inclinèrent cérémonieusement devant la loge centrale, puis devant les loges disposées de part et d’autre de celle de lord Confalume, où la noblesse du royaume avait pris place, et enfin devant le Maître des Jeux, le prince Gonivaul, seul en haut de son perchoir.
— Que le combat commence, déclara Hayla Tekmanot.
Les deux hommes se ruèrent l’un vers l’autre, comme s’ils avaient l’intention non de lutter, mais de tuer.
Le choc des deux colosses au centre du ring fut si violent qu’il s’entendit d’un bout à l’autre de l’Arène. Les combattants parurent ébranlés par la brutalité de ce contact à se rompre les os, mais ils reprirent vite leurs esprits et se mirent en position, nez contre nez, bien plantés sur leurs jambes, les bras serrés autour des épaules de l’adversaire qu’ils s’efforçaient vainement de projeter rapidement à terre. Ils restèrent un long moment ainsi, immobiles, les muscles bandés. Farholt murmura quelque chose d’une voix âpre et sourde à Gialaurys, qui le regarda comme s’il n’en croyait pas ses oreilles ; puis une expression de colère farouche se peignit sur ses traits et il répliqua quelque chose, d’une voix aussi dure et rauque, mais trop basse pour être entendue des spectateurs.
Ils demeurèrent longtemps arc-boutés l’un contre l’autre. Aucun d’eux ne pouvait prendre l’avantage ; ils étaient sensiblement de la même force.
Farholt mesurait une tête de plus et avait les bras plus longs que Gialaurys, qui était un peu plus lourd, plus large d’épaules et de poitrine. Plusieurs minutes s’écoulèrent ; les deux lutteurs avaient beau essayer, ni l’un ni l’autre ne parvenait à faire reculer l’adversaire. Les muscles saillants de leurs bras et de leur dos formaient d’énormes bosses et donnaient l’impression de devoir faire éclater la peau. Les corps huilés ruisselaient de sueur. Gialaurys sembla prendre un léger avantage, mais Farholt résista et garda l’équilibre ; puis ce fut au tour de Gialaurys d’osciller imperceptiblement sous la pression exercée par son adversaire.