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Puis il se tourna vers le Coronal.

— Puis-je donner mon avis, père ? fit-il brusquement.

L’embarras était manifeste sur son visage allongé aux traits vigoureux, au front sillonné de plis profonds ; il tira sur les pointes de sa grosse moustache noire, il posa une main puissante sur sa nuque et serra.

— Je vois les choses de la même manière que Svor : cela me paraît inconvenant. Se lancer dans les jeux funéraires avant même que le Pontife soit descendu dans la tombe…

— Je ne vois rien à y redire, mon cousin, répliqua le duc Oljebbin. Si nous gardons pour plus tard les parades, les banquets et l’ensemble des réjouissances, qu’importe si les épreuves commencent sans tarder ? Prankipin est condamné, c’est indéniable. Les sorciers impériaux ont lu dans l’avenir et annoncé la fin prochaine du Pontife. Ses médecins prédisent la même chose.

— Avec, espérons-le, des preuves plus tangibles que les sorciers, glissa Septach Melayn, qui ne faisait pas mystère du mépris dans lequel il tenait les pratiques magiques de toutes sortes, en ces temps éminemment superstitieux.

Korsibar eut un petit geste irrité de la main, comme pour chasser un moucheron voletant autour de ses oreilles.

— Vous savez tous que nul n’est plus impatient que moi de mettre fin à cette inaction étouffante, mais…

Il s’interrompit, le front de plus en plus creusé, les narines dilatées, comme s’il lui était extrêmement difficile de trouver les mots justes.

— Je prie le grand duc Oljebbin de me pardonner, si je l’offense en étant d’une autre opinion, reprit enfin Korsibar avec un coup d’œil en direction de Mandrykarn et de Venta, comme pour quêter leur soutien. Mais il convient d’observer les bienséances, père ; il y a un comportement de circonstance à respecter. Et puis… oui, par le Divin, Svor a raison… c’est une question de bon goût.

— Tu m’étonnes, Korsibar, fit lord Confalume. Je croyais que tu serais le premier à saisir la balle au bond. Au lieu de quoi, je découvre un esprit tatillon…

— Korsibar, tatillon ? lança une voix rauque et sonore à l’entrée de la salle. Oui, comme l’eau est sèche, comme le feu est froid, comme le miel est aigre. Korsibar ! Tatillon ! Deux mots que je n’aurais jamais cru entendre accouplés dans la même phrase !

C’était Dantirya Sambail, le prince caustique et cruel qui portait le titre de Procurateur de Ni-moya. Il s’avança à grands pas dans l’antichambre, faisant claquer les semelles de ses bottes sur le sol de marbre noir et fut aussitôt le centre de l’attention générale.

Sans un geste d’hommage au Coronal, le Procurateur planta son regard dans celui de lord Confalume.

— Quel est donc, je vous prie, le sujet de cette discussion qui a amené l’improbable juxtaposition de concepts contradictoires ?

— La raison, fit lord Confalume de sa voix la plus suave, en réponse à l’emportement de Dantirya Sambail, en est que votre parent de Muldemar a proposé l’ouverture immédiate des jeux funéraires, puisque nous serons malheureusement tous réduits à l’inaction aussi longtemps que Prankipin s’accrochera à la vie. Mon fils, à ce qu’il semble, s’oppose à cette idée.

— Ah ! fit Dantirya Sambail, avec une apparente fascination. Ah ! répéta-t-il, après un silence.

Le Procurateur s’était planté face à lord Confalume sous le dais central, les jambes écartées dans une attitude caractéristique.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’une taille assez imposante, qui aurait pu être le plus grand de l’assemblée si ses jambes trapues n’avaient été si courtes pour son torse long et puissant ; ce personnage à l’air impérieux ne le cédait qu’à Farholt par la corpulence.

Mais un personnage repoussant. Dantirya Sambail était d’une laideur frappante, presque magnifique. Le gros dôme luisant de sa tête était couronné d’une épaisse tignasse de rudes cheveux orangés ; sa peau était pâle, constellée d’une myriade de taches de son rutilantes ; son nez était bulbeux, sa bouche large et férocement dédaigneuse, ses joues flasques et charnues, son menton en galoche. Dans cette face violente et déplaisante brillaient deux yeux exprimant une sensibilité surprenante, des yeux d’un violet gris tendre, les yeux d’un poète, les yeux d’un amant. Dantirya Sambail était le cousin au troisième degré de Prestimion, du côté de sa mère ; en vertu de l’autorité dont il était investi sur le lointain continent de Zimroel, il ne le cédait, dans la haute noblesse de Majipoor, qu’au Pontife et au Coronal. Il était de notoriété publique que lord Confalume le détestait. Comme quantité de gens. Mais il était trop puissant pour être traité à la légère.

— Et pourquoi donc, demanda-t-il au Coronal, le bon Korsibar s’opposerait-il à l’ouverture des jeux funéraires ? J’aurais cru qu’il serait le plus pressé de nous tous de les voir commencer.

Une lueur de méchanceté traversa brusquement son regard ensorcelant de poète.

— Le problème, ajouta-t-il, ne serait-il pas simplement que l’idée émane de Prestimion ?

Le Coronal lui-même eut le souffle coupé par l’audace de cette remarque.

Au vrai, une tension voilée s’était fait jour ces derniers temps entre Korsibar et Prestimion. D’un côté, Korsibar, le fils unique du Coronal, un homme de noble prestance, respecté et même aimé par toute la planète, qu’une coutume séculaire empêchait de succéder à son père sur le trône ; de l’autre, Prestimion, de bien moins haute naissance et de moindre prestance, qui, selon toute probabilité, serait choisi par le Coronal pour lui succéder. D’aucuns déploraient en privé que des nécessités constitutionnelles interdisent à Korsibar de prendre possession du trône bientôt vacant. Mais personne n’abordait ouvertement le sujet ; personne. Surtout en présence de Korsibar, de Prestimion ou de lord Confalume lui-même.

— Puis-je dire quelque chose, monseigneur ? demanda doucement Prestimion qui, depuis son arrivée, avait gardé le silence.

D’un petit geste de la main gauche, presque distraitement, Confalume lui donna la parole.

Trapu, la taille bien prise, le prince Prestimion, malgré sa stature étonnamment courte était doté d’une force physique et d’une présence hors du commun. Il avait des cheveux dorés, mais sans éclat, qu’il portait courts, contrairement à la mode du moment. Le regard pénétrant de ses yeux d’un bleu vert assez pâle, un soupçon trop rapprochés, peut-être, était d’une rare intensité ; son visage au teint pâle était étroit, ses lèvres minces.

Il était facile, au milieu des grands seigneurs du Mont du Château, de ne pas remarquer Prestimion ; il ne payait pas de mine, mais compensait sa taille modeste par l’agilité, la puissance musculaire, l’énergie et une habileté innée. Dans son enfance et même dans les premiers temps de son âge adulte, nul ne lui aurait prédit de hautes distinctions ; mais petit à petit, ces dernières années, il avait atteint un rang prééminent à la cour du Coronal. Il était maintenant généralement considéré dans l’enceinte du Château comme le Coronal désigné, mais d’une manière officieuse, car il n’eût pas été séant pour lord Confalume de faire connaître officiellement son choix du vivant du vieux Pontife.

Le prince reçut avec calme l’autorisation de parler. Les paroles peu diplomatiques et même carrément provocantes de son cousin de Ni-moya ne semblaient avoir aucunement troublé Prestimion ; à vrai dire, il semblait rarement troublé par quoi que ce fût. Il donnait toujours l’impression d’agir avec préméditation ; un homme dont tous les actes avaient été l’objet de calculs et d’une longue réflexion préalable. Ceux qui ne vouaient pas à Prestimion une admiration sans réserve soupçonnaient même ses mouvements les plus impulsifs – et ils n’étaient pas rares – d’avoir été calculés.