La situation n’évoluait pas. Une clameur continue, de plus en plus puissante, s’élevait de la foule. Dans les loges royales, tout le monde ou presque s’était levé pour encourager les lutteurs. Prestimion se tourna vers la loge du Coronal et vit Korsibar debout, les yeux écarquillés, hors de lui, qui hurlait : « Farholt ! Farholt ! » à tue-tête, et il se rendit compte qu’il criait lui aussi, avec la même frénésie, le nom de Gialaurys.
— Regarde ! lança Septach Melayn. On dirait que Farholt le fait bouger.
C’était vrai. Farholt avait les yeux exorbités et de grosses veines saillaient comme des cordes sur son front cramoisi, mais il avait effectivement réussi à décoller un pied de Gialaurys du sol et s’efforçait de soulever l’autre. Prestimion vit le visage de Gialaurys pâlir brusquement. Il devint aussi blanc que celui de Farholt était rouge, de sorte que ses favoris aux poils drus ressortaient comme deux gros traits bruns sur la blancheur crayeuse des joues.
Un instant, Farholt donna l’impression qu’il allait parvenir à soulever entièrement son adversaire, comme on déracine un arbre, et le projeter par terre.
Mais au moment où le pied gauche de Gialaurys allait quitter le sol, il frappa si sauvagement son adversaire au creux du genou que Farholt, déséquilibré, fut obligé de plier la jambe. À son tour d’être en danger de basculer. Cherchant désespérément une prise, il glissa la main droite dans la bouche béante de Gialaurys et tira sur la mâchoire inférieure, comme s’il avait voulu l’arracher. Un filet sombre de sang coula sur le bras de Farholt, mais aucun spectateur n’aurait su dire si c’était le sien ou celui de Gialaurys.
— Il faudrait arrêter, murmura Svor, comme pour lui-même. Ce n’est plus du sport, mais une honte ; ils vont s’entre-tuer.
Gialaurys tenait bon. Serrant Farholt aux épaules en effectuant un mouvement de torsion, il poussa de manière à le faire tomber à la renverse.
Farholt pivota sur lui-même en basculant en arrière. Saisissant Gialaurys à la gorge de la main gauche, il l’entraîna dans sa chute. Soudés l’un à l’autre, les deux hommes tombèrent ensemble, la tête la première, heurtant le sol avec une violence terrifiante.
— Fais-lui toucher les épaules par terre, Gialaurys ! cria Prestimion.
— Farholt ! rugit Korsibar dans la loge voisine. Maintenant ! Vas-y, Farholt, achève-le !
Le petit Farquanor qui, ce jour-là, avait pris place dans la loge royale, dressé sur la pointe des pieds, son visage chafouin illuminé par la certitude de la victoire imminente, hurlait des encouragements à son frère.
Mais, comme depuis le début, aucun des deux adversaires ne parvenait à prendre l’avantage sur l’autre. Sonnés par leur lourde chute, les combattants demeurèrent un long moment immobiles, comme deux troncs abattus, puis ils commencèrent à remuer et se mirent lentement sur leur séant en échangeant des regards ébahis. Gialaurys se frotta la joue et la tempe ; Farholt massa son genou et sa cuisse. Ils restaient vigilants, prêts à bondir si l’autre attaquait le premier, mais aucun des deux ne semblait encore capable de se relever. Hayla Tekmanot s’agenouilla entre les deux lutteurs, échangea quelques mots avec eux. Puis l’arbitre se leva, se dirigea vers le bord du ring et leva la tête vers le prince Gonivaul.
— La première reprise se termine par un match nul, annonça-t-il d’une voix forte. Les concurrents ont cinq minutes de repos avant de reprendre le combat.
— Puis-je vous dire un mot, prince ? demanda le Procurateur Dantirya Sambail, dans l’intervalle entre les deux reprises, en penchant le haut du corps par-dessus la barrière qui séparait sa loge de celle de Korsibar.
L’esprit encore agité par la passion et l’intensité du combat qui venait de s’achever, Korsibar scruta le visage massif du belliqueux Procurateur et attendit qu’il parle.
— J’ai parié cent royaux sur votre homme, poursuivit Dantirya Sambail d’un ton trop aimable, affectant une camaraderie complice. Croyez-vous qu’il l’emportera ?
Ce ton de familiarité déplacée indisposa Korsibar.
— J’en ai moi-même parié cinquante sur lui, répondit-il posément. Mais je ne sais pas plus que vous qui l’emportera.
Le Procurateur montra la loge où Prestimion s’entretenait avec Septach Melayn et le prince Serithorn.
— Je me suis laissé dire, reprit-il avec la même bonhomie incongrue, que Prestimion avait mis cinq cents royaux sur Gialaurys.
— Une somme princière, si ce que vous dites est vrai. Mais êtes-vous bien renseigné ? Prestimion n’est pas très joueur. Il parierait plutôt cinquante couronnes.
— Pas des couronnes mais des royaux, pas cinquante mais cinq cents, répliqua Dantirya Sambail. Je suis sûr de ce que j’avance.
Le Procurateur tenait à la main une cuisse de bilantoon rôti ; il mordit dans la délicate chair blanche, recracha des bribes de peau et de tendons, et s’essuya les lèvres sur la manche de sa robe ornée de pierreries.
— Point n’est besoin d’être joueur, reprit-il avec désinvolture, en tournant lentement vers Korsibar un regard de froide malveillance, quand le résultat est connu à l’avance.
— Insinuez-vous que Farholt s’est laissé acheter pour perdre ? Par la Dame, Dantirya Sambail, vous ne connaissez pas Farholt si vous vous imaginez qu’il…
— Pas acheté. Mais, d’après ce que je sais, il a été drogué. Une potion agissant progressivement, visant à l’affaiblir au long du combat. Ce n’est qu’un bruit qui court, bien entendu. Mandralisca, mon goûteur, a eu vent de cette rumeur pendant l’épreuve du bâton. Vous avez raison, Korsibar, poursuivit le Procurateur avec un sourire mielleux, elle est probablement sans fondement. Et même si elle était justifiée, que représente, pour des hommes comme nous, la perte de cinquante ou cent royaux ? Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il avec un clin d’œil, de cette même voix douce et insinuante qu’il avait employée au début de la conversation, cela ressemblerait bien à Prestimion d’avoir arrangé le combat en faveur de Gialaurys. Pour prendre soin de ses amis, tous les moyens lui sont bons.
Korsibar fit un petit geste d’indifférence, comme pour indiquer que ce genre de théorie ne le concernait pas, qu’il n’avait que mépris pour des propos calomnieux comme ceux que tenait le Procurateur.
Il n’avait jamais apprécié la compagnie de Dantirya Sambail. Rares étaient ceux qui y prenaient plaisir. Certes, il émanait de lui un air de majesté cruelle, mais, aux yeux de Korsibar, Dantirya Sambail n’était qu’un être vil, ignoble, un monstre de suffisance venimeuse. Il possédait héréditairement sur l’autre continent un gigantesque domaine sur lequel il régnait d’une main de fer et il fallait bien, pour cette raison, le compter parmi les grands du royaume : bien que sujet du Coronal, du moins en titre, il disposait de richesses considérables et de ressources colossales, et on ne refusait pas sa compagnie à la légère. Korsibar eût pourtant préféré que le Procurateur regagne sa place.
— Nous saurons assez tôt, reprit Dantirya Sambail avec entrain, s’il y a du vrai dans cette rumeur. Regardez donc nos gladiateurs ; on dirait qu’ils se préparent à la deuxième reprise.
Korsibar se contenta de hocher la tête.
— À votre place, poursuivit le Procurateur sans faire mine de se retirer, je prêterais plus d’attention au manège de Prestimion. D’étranges histoires sur son compte me sont venues aux oreilles, et pas seulement à propos de lutteurs drogués.