Ses lourdes paupières battirent avec une surprenante délicatesse.
— Vous a-t-on informé, par exemple, qu’il a l’intention de se débarrasser de vous quand il sera devenu Coronal ?
Ces mots articulés d’une voix posée transpercèrent Korsibar comme une volée de javelots.
— Quoi ?
— Oui, bien sûr. Ce bruit court avec insistance. Dès qu’il aura été couronné, vous serez victime d’un accident opportun, au cours d’une partie de chasse, peut-être. Il ne peut se permettre de vous laisser en vie, vous comprenez ?
Le sang monta au visage joufflu du Procurateur. Ses lèvres se pincèrent ; il inclina légèrement la tête, faisant gonfler son cou ; le regard de ses yeux violet-gris, étonnamment doux et attentionné, se fit brusquement très dur. Mais un sourire resta plaqué sur ses lèvres.
— Inutile de m’en vouloir, mon cher prince ! Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu, cela pourrait vous être utile. Et j’ai entendu dire que vous seriez un homme mort dès que Majipoor tomberait sous sa coupe.
— Absurde, riposta sèchement Korsibar.
— Écoutez-moi : si vous restez en vie et que le règne de Prestimion ne se passe pas très bien, vous représenterez toujours une menace pour lui. Désire-t-il que toute la planète murmure le nom du glorieux fils de lord Confalume, qui aurait pu devenir Coronal, mais à qui il a été préféré ? Non, non, certainement pas. Si les choses deviennent difficiles, ce qui, tôt ou tard, pourrait fort bien se produire, nul doute que quelqu’un demandera que l’on écarte Prestimion pour le remplacer par Korsibar et tout le monde finira par réclamer ce changement. Prestimion n’est pas un joueur, vous l’avez dit vous-même. Vous laisser en vie est un risque, vous représentez un péril. Il n’est pas homme à tolérer les risques, les menaces, les rivaux, les obstacles, quels qu’ils soient. En conséquence : un malheureux accident de chasse, une balustrade de balcon qui cède, une collision sur la route ou autre chose. Vous pouvez me croire : je le connais. Nous sommes du même sang.
— Je le connais aussi, Dantirya Sambail.
— Peut-être. Mais je vous dis ceci : si j’étais à la place de Prestimion, je vous ferais disparaître.
— Si Prestimion était à votre place, il le ferait probablement, répliqua Korsibar. Le Divin soit loué, il n’en est rien !
La sonnerie de corne de gabek retentit, au grand soulagement de Korsibar. Il en avait déjà entendu beaucoup trop ; il était écœuré, révolté par les hypothèses ignobles du Procurateur et ses doigts tremblants de rage semblaient prêts, comme mus par une volonté propre, à se refermer autour du cou épais de Dantirya Sambail.
— La deuxième reprise va commencer, déclara Korsibar en s’écartant brusquement. Je ne veux plus entendre un mot là-dessus, Dantirya Sambail.
Quand Farholt quitta son coin, il semblait résolu cette fois à balayer son adversaire sans tarder. Il bondit aussitôt sur Gialaurys, le repoussa avec furie vers le fond du ring. Gialaurys, qui sembla décontenancé par la rage de cette attaque, se planta solidement sur ses deux pieds pour montrer qu’il était décidé à ne pas céder du terrain. Farholt recula légèrement, fit pivoter son bras gauche et écrasa sauvagement le coude au beau milieu du visage de son adversaire. Un hurlement de douleur s’éleva, un filet de sang coula sur les joues de Gialaurys qui porta les deux mains à l’arête de son nez.
— Coup défendu, rugit Prestimion, rendu furieux par la faute flagrante. C’est honteux !
Mais Hayla Tekmanot ne fit pas un geste pour arrêter le combat. Il semblait ne rien avoir remarqué. En grognant, Gialaurys secoua la tête pour reprendre ses esprits tout en levant une main pour s’efforcer de tenir Farholt à distance.
Farholt le saisit au poignet et tordit de toutes ses forces. Gialaurys fut obligé de pivoter de telle manière qu’il tourna le dos à Farholt, qui passa aussitôt les bras sous les aisselles de son adversaire et noua les mains à la hauteur de son sternum ; puis il appuya le front contre l’arrière du cou de Gialaurys, comme s’il avait voulu le forcer à baisser la tête jusqu’à ce que sa nuque se brise.
Un cri déchirant s’éleva de la tribune populaire. Svor se dressa de toute sa taille en hurlant ! « Arrêtez ! Arrêtez ! C’est un meurtre ! » Agrippé des deux mains au bord de sa loge, Prestimion suivait la scène d’un regard horrifié, tandis que la pression implacable du crâne de Farholt sur la nuque de Gialaurys se faisait de plus en plus forte.
Lord Confalume se tourna vers son fils.
— Ton ami le comte se bat comme une bête sauvage, Korsibar.
— Ce sont deux bêtes sauvages, à mon avis. Mais je pense que la nôtre est la plus forte.
— Ce combat ne me plaît pas du tout, poursuivit le Coronal. Il y a trop de brutalité. Qui a arrangé cette rencontre ? Et pourquoi Hayla Tekmanot ne fait-il rien ? Ni le prince Gonivaul ?
En se dressant à moitié, Confalume leva le bras comme pour signifier au Maître des Jeux de mettre un terme au combat ; mais Korsibar saisit le bras de son père et le tira en arrière. De fait, Gialaurys était trop large de poitrine pour que Farholt parvienne à l’immobiliser. Faisant jouer les muscles de ses bras et de ses épaules, il se tortillait en faisant appel à toute sa puissance pour se libérer de l’étreinte de son adversaire. Malgré la longueur de ses bras, Farholt était incapable de maintenir sa prise sur le haut du corps de Gialaurys, qui finit par se dégager.
Les deux adversaires s’écartèrent en titubant et commencèrent à tourner l’un autour de l’autre en s’apprêtant à porter une nouvelle attaque. Gialaurys semblait sur le point de bondir quand la main de Farholt jaillit avec la rapidité d’un serpent pour s’écraser sur son nez ensanglanté. Farholt mit tout son poids dans le coup. Surpris, hébété par la douleur, Gialaurys demeura pétrifié assez longtemps pour que Farholt le saisisse aux épaules et le projette au sol avec une force terrifiante. Il y demeura étendu, tandis que Farholt se jetait sur lui pour l’immobiliser.
— Coup défendu ! rugit Prestimion, hors de lui, en martelant frénétiquement la rambarde de sa loge. Korsibar tourna la tête vers Dantirya Sambail, un sourire aux lèvres, comme pour rappeler au Procurateur qu’une potion était censée diminuer Farholt à ce stade du combat.
— La deuxième reprise est pour Farholt, annonça Hayla Tekmanot.
— Oui ! s’écria Korsibar. Oui !
Farquanor, assis près de lui dans la loge royale, lança triomphalement un cri de plaisir et d’approbation.
— Non, protesta doucement Prestimion. Ce n’est pas possible. Tout le monde a vu Farholt porter au moins deux fois un coup irrégulier.
— La décision est mauvaise, fit Septach Melayn. Mais regarde bien les yeux de Gialaurys. Il va tuer Farholt dans la dernière reprise.
— Le tuer littéralement, ajouta Svor, l’air sombre. À moins que ce ne soit l’inverse. L’un des deux va massacrer l’autre. S’agit-il encore de sport ? Franchement ? Ils sont poussés, l’un comme l’autre, par une haine meurtrière, bien loin de la rivalité sportive. Il se passe aujourd’hui quelque chose d’étrange, Prestimion.
Gialaurys et Farholt n’attendirent même pas que Hayla Tekmanot annonce la reprise du combat. Impatient d’en découdre, Gialaurys écarta l’arbitre surpris d’une bourrade et se jeta sur Farholt avec un rugissement terrifiant. Leur affrontement n’était même plus un simulacre de lutte. Ils se frappaient à coups de poing, chacun martelant le corps de l’autre sans pitié. Farholt avait la bouche en sang ; il cracha plusieurs dents. Avec un nouveau rugissement, Gialaurys fonça sur lui, mais un violent coup de genou dans l’aine l’arrêta net. Il poussa un grognement de douleur et recula en titubant ; Farholt se précipita aussitôt sur lui, lui labourant de ses ongles le visage et la poitrine ; grondant avec la fureur d’un steetmoy des montagnes du Nord, Gialaurys répliqua à coups de coude et de menton, puis, se ramassant sur lui-même, il se détendit comme un ressort et frappa du sommet du crâne la tête de Farholt avec une force terrifiante, projetant au bord du ring son adversaire à demi assommé.