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— J’ai refait mes calculs hier soir, dit le Coronal. Ils n’étaient pas très justes la première fois, même si la marge était assez étroite. Je suis plus sûr de moi maintenant. Le Pontife doit mourir dans les cinq jours qui viennent.

— En êtes-vous certain ?

— Les calculs de mes conseillers recoupent les miens.

— Ah !

— J’imagine qu’il en va de même de ceux des propres mages du Pontife, bien qu’ils n’aient rien déclaré à ce sujet depuis quatre jours. Mais leur silence et leur discrétion sont suspects.

— Encore cinq jours, fit Korsibar. Et vous serez enfin Pontife. Après toutes ces années passées sur l’autre trône.

— Après toutes ces années, oui.

— Et Prestimion sera notre Coronal.

— Oui, dit lord Confalume. Prestimion.

Le lendemain était le jour des épreuves de tir à l’arc. C’était le sport préféré de Prestimion, dans lequel il avait toujours excellé, et nul ne pouvait espérer prendre le meilleur sur lui. Mais une épreuve a besoin de compétiteurs ; une douzaine des meilleurs archers du royaume se joignirent vaillamment au prince de Muldemar pour éprouver leur adresse.

Le comte Iram de Normork tira le premier et se comporta honorablement, après quoi Mandrykarn de Stee réussit un score comparable, que Navigorn de Hoikmar améliora nettement. Le suivant était le comte Kamba de Mazadone, un personnage jovial et carré, l’initiateur de Prestimion. Décochant ses traits l’un après l’autre en donnant à peine l’impression de regarder la cible, Kamba remplit rapidement de flèches le disque noir placé en son centre, se découvrit devant la Juge royale et quitta joyeusement le pas de tir.

Puis ce fut le tour de Prestimion. Il attendit que les cibles soient dégagées et encocha sa première flèche. Son style était très différent de celui de Kamba : il étudia longuement la cible, se balança sur les talons à plusieurs reprises avant de lever son arc, tendit la corde, visa et décocha sa flèche.

Assise près de son frère dans la loge presque vide du Coronal, lady Thismet, venue ce jour-là assister aux Jeux, ne put retenir un frisson d’admiration en suivant le vol impeccable de la flèche de Prestimion. L’homme ne suscitait aucune sympathie chez elle, mais son adresse était incontestable. Le tir à l’arc était un joli sport, un art nécessitant, une excellente coordination et une grande acuité visuelle, qu’elle préférait de loin à des démonstrations ineptes de force brutale telles que le lancer de marteau et assurément plus agréable à suivre que la lutte. Melithyrrh, sa dame d’honneur, qui avait assisté à l’ignoble combat entre Gialaurys et Farholt, avait essayé de lui en faire le récit, en insistant sur la férocité sanglante du corps à corps, mais Thismet ne l’avait pas laissée aller au-delà de la cinquième phrase.

Prestimion se tenait sur la ligne de tir, mince, la taille bien prise, si court de stature – Thismet était toujours surprise de constater à quel point il était petit, quelques centimètres seulement de plus qu’elle – mais avec une carrure qui trahissait sa force et une grâce naturelle dans chacun de ses mouvements. Elle l’observa plus attentivement, en prenant un plaisir imprévu à le voir choisir sa flèche, la mettre méthodiquement en place et l’envoyer infailliblement se ficher au cœur de la cible.

Brusquement, avec une stupéfiante et insupportable netteté, l’image d’une union charnelle avec Prestimion lui apparut avec l’éclat d’un brasier né d’une minuscule étincelle. Le corps à la peau claire enveloppait l’autre, plus sombre ; les deux bouches étaient pressées l’une contre l’autre ; ses ongles platine labouraient furieusement le dos de Prestimion dans les transports d’une violente extase. Elle chassa rageusement cette image, la remplaça par une autre du corps de Prestimion, retenu par un crochet, le long du mur du Château, suspendu au-dessus de l’abîme.

— Extraordinaire, fit Korsibar.

— De quoi parles-tu ? demanda Thismet, surprise.

— De la précision de ses flèches, bien sûr.

— Oui. Les autres étaient bons, mais Prestimion est un archer hors de pair. Il donne l’impression de pouvoir transpercer l’aile d’un oiseau d’une flèche et de fendre d’une autre la tige de la première pendant que l’oiseau est encore en vol.

— Je pense qu’il en serait capable, fit Korsibar. Je me demande même si je ne l’ai pas vu le faire.

— A-t-il toujours été aussi bon ?

— Dès le début. L’arc qu’il utilise est celui de Kamba. Il l’a offert à Prestimion quand il avait douze ans, en disant qu’il lui revenait de plein droit, car il était déjà le meilleur archer. Tu ne réussirais pas, en un million d’années, à tendre cet arc. J’aurais moi-même toutes les peines du monde à le faire. Et cette capacité à faire aller la flèche à l’endroit précis où il le souhaite…

— Oui, murmura Thismet.

Prestimion avait tiré la dernière des flèches qu’on lui avait attribuées ; comme toutes les autres, elle restait fichée au centre de la cible. Elles étaient si serrées qu’on se demandait comment il avait trouvé la place d’y planter la dernière.

— Je pense qu’il y a de la sorcellerie là-dessous, reprit Korsibar. On a dû lui jeter un charme quand il était enfant ; cela lui permet d’avoir cette précision magique avec ses flèches.

— J’ai appris de bonne source que Prestimion ne croit pas à la magie.

— En fait, j’ai entendu dire la même chose. Mais quelle autre explication peut-il y avoir à une telle adresse ? Ce ne peut être que de la sorcellerie. Je ne vois pas d’autre raison.

L’air satisfait, Prestimion quitta le pas de tir. Hent Mekkiturn lui succéda, un Skandar de la suite du Procurateur, qui tenait un arc de près de deux mètres de long comme s’il eût été un jouet d’enfant. Il l’avait déjà tendu avec ses bras supérieurs tout en plaçant la flèche avec son autre paire de bras ; le trait qu’il décocha se ficha dans la cible avec un son mat et faillit en arracher le disque noir du centre. Mais l’énorme Skandar n’était que puissance sans finesse ; il se montra incapable de rivaliser de précision avec Prestimion.

— Il faut que je t’informe, Thismet, d’une chose étrange dont m’a parlé le Procurateur, l’autre jour, pendant que nous suivions la lutte… Oh ! regarde ce bouffon !

Un chevalier portant la livrée du duc Oljebbin s’apprêtait à tirer. Il se considérait à l’évidence comme une manière de comédien : sa première flèche s’éleva dans les airs avant de redescendre en suivant une trajectoire incurvée pour se piquer dans la cible et la deuxième fut décochée le dos tourné à l’objectif. Pour la troisième, il écarta les jambes et tira entre ses cuisses. Les trois flèches atteignirent la cible, sans grande précision, mais il était déjà extraordinaire qu’elles l’eussent touchée.

— Lamentable, fit Thismet en tournant la tête. Il déshonore cet art. Quels étaient donc ces propos du Procurateur, dont tu voulais me parler ?

— Ah ! oui. Il m’a dit quelque chose de bizarre et d’ignoble.

— À son image. De quoi s’agit-il ?

— Tu as une langue de vipère, ma chère sœur, fit Korsibar avec un mince sourire.

— Pardonne-moi. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire, tu le sais, que des traits d’esprit.

Allongé sur le ventre, le clown s’apprêtait à tirer. Korsibar secoua la tête avec agacement. Il se retourna vers Thismet, se pencha tout près d’elle.

— Il m’a dit, fit-il à voix basse, avoir entendu des rumeurs selon lesquelles Prestimion aurait l’intention de se débarrasser de moi dès qu’il sera devenu Coronal. En présentant cela comme un accident, bien entendu. Mais de m’éliminer, d’une manière ou d’une autre, car, vivant, je serais une menace pour lui.