Un cri d’enthousiasme s’éleva simultanément de différents points des tribunes : « Prestimion ! Prestimion ! » Il sourit, salua les loges de la noblesse, leva une main, doigts écartés, et l’agita en direction de la foule. Un éclat radieux de majesté émanait de lui. Il banda son arc et entama une éblouissante démonstration, décochant des volées de flèches sans se concentrer comme auparavant, mais tirant rapidement, de différentes distances et sous différents angles, et mettant infailliblement dans le mille.
— Prestimion ! Prestimion ! scandait inlassablement la foule.
— Il a leur affection, fit amèrement Thismet.
Korsibar émit derechef un petit grognement d’approbation, comme s’il ne pouvait se résoudre à parler distinctement. La tête basse, il suivait avec raideur tous les gestes de Prestimion.
Il donnait en vérité une magnifique exhibition ; la démonstration d’adresse était spectaculaire et les spectateurs réagissaient en conséquence. Thismet elle-même ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine admiration.
Mais la haine couvait en elle devant le petit prince qui faisait des prodiges avec son arc. Devant son assurance sans bornes – sa suprême suffisance –, mais surtout parce qu’il se produisait en public dans ces circonstances, à l’occasion de ce qui devait être une épreuve sportive et non une démonstration théâtrale de ses qualités. Comme elle le détestait pour tout cela ! Elle souhaitait profondément qu’une de ses flèches fasse demi-tour, revienne vers lui et lui transperce la gorge !
Elle lança un regard en coin à son frère et vit sur son visage une expression qu’elle crut être de rage froide, du moins de profond déplaisir devant l’arrogance dont faisait preuve Prestimion en se permettant de se montrer ainsi à son avantage.
— Cela te choque, n’est-ce pas ? demanda Thismet.
— Il se comporte comme s’il était déjà Coronal !
— Il aurait tort de s’en priver. Il le sera très bientôt.
— Oui, fit Korsibar d’un ton lugubre. Dans quatre jours, la couronne sera sienne.
— Tu dis cela comme si c’était une certitude.
— Notre père en est sûr. Il a calculé le temps qui reste à Prankipin ; dans quatre jours, le Pontife ne sera plus. Il est formel. Les mages de son entourage ont confirmé ses calculs.
— Plus que quatre jours, donc, fit Thismet. Et combien de temps te restera-t-il à vivre après cela ?
Elle lui lança un regard méfiant, redoutant d’avoir remis beaucoup trop tôt sur le tapis la prédiction de Dantirya Sambail. Mais ses craintes étaient vaines ; Korsibar se contenta de hausser les épaules.
— Il y a trop d’orgueil en lui, grommela-t-il. Il ne mérite pas d’être Coronal.
— Qui d’autre que toi pourrait l’en empêcher ?
— Si je le faisais, répondit Korsibar en regardant sa sœur avec un drôle de sourire, cela ébranlerait le monde. Ce sont les propres paroles de Sanibak-Thastimoon, ajouta-t-il d’une voix bizarre, comme si elles venaient de lui remonter à la mémoire. « Vous ébranlerez le monde. »
— Alors, ébranle-le, fit Thismet.
Korsibar se retourna vers Prestimion, qui venait de lancer deux flèches à la suite vers la cible. Il garda le silence.
— Alors, ébranle-le ! répéta Thismet d’une voix forte. Ébranle-le ou meurs, Korsibar ! Viens ! Allons voir Sanibak-Thastimoon. Il faut dresser des plans, il faut jeter des charmes.
— Thismet…
— Viens ! lança-t-elle. Tout de suite ! Il n’y a pas de temps à perdre !
Le lendemain, il n’y eut pas de surprise dans les assauts d’escrime. Septach Melayn écrasa tous ses rivaux grâce à son inégalable maniement de la rapière, prenant le meilleur en finale sur le comte Farquanor par une série de touches fulgurantes qui firent se dresser d’enthousiasme tous les spectateurs. Le comte au poignet agile était une fine lame, mais Septach Melayn, qui semblait être partout à la fois, virevoltait autour de Farquanor et transperçait sa garde avec le plus grand dédain, en donnant une impression d’insolente facilité.
Korsibar, de son côté, remporta un triomphe attendu dans l’épreuve du sabre, écartant avec aisance les lourdes armes de ses adversaires. Dans l’épreuve réservée aux Skandars – qui étaient trop grands et avaient trop de bras pour affronter les humains à armes égales –, Habinot Tuvone, le fameux maître d’armes de Piliplok, remporta le trophée de la compétition à deux sabres, comme il était plus ou moins prévu. Et les autres épreuves à l’avenant.
Le tournoi devait avoir lieu le lendemain ; l’atmosphère se faisait de plus en plus tendue et fébrile chez les nobles visiteurs à mesure que l’heure approchait. Nul ne voulait voir se reproduire le spectacle sanglant de l’épreuve de lutte entre Gialaurys et Farholt ; et il eût été trop facile, pour des hommes en armes chevauchant une rapide monture de bataille, de faire couler le sang sous le couvert d’une ardeur excessive dans la pratique de la chevalerie.
Une liste des concurrents avait été soigneusement établie, de telle manière que chaque camp fût composé, à parts égales, de chevaliers connus pour être loyaux à Prestimion et d’autres appartenant ouvertement à l’entourage de Korsibar. Mais il serait impossible d’empêcher des chevaliers d’attaquer individuellement des adversaires de l’autre camp avec la férocité meurtrière dont Farholt et Gialaurys avaient fait montre.
Il était prévu que les quatre-vingt-dix chevaliers se rassemblent dans la Cour des Trônes, armés de pied en cap, avant d’être transportés en groupe jusqu’à l’Arène. Septach Melayn fut le premier à entrer dans la vaste salle aux allures de donjon, dont les murs de pierre noire s’élevaient en voûtes ogivales, précédant de peu le comte Iram, puis Farholt et Farquanor, Navigorn, Mandrykarn et Kanteverel de Bailemoona. Ils échangèrent force plaisanteries, mais d’une manière grinçante, contrainte, manquant de naturel. Septach Melayn avait l’impression qu’une armée de partisans de Korsibar était déjà rassemblée, même si le prince en personne n’était pas encore présent, ni le Coronal, son père.
Les concurrents continuèrent d’arriver par petits groupes : Venta d’Haplior et Sibellor de Banglecode, puis le Procurateur Dantirya Sambail, escorté de trois ou quatre de ses hommes et le comte Kamba de Mazadone ; encore des partisans de Korsibar, pour la plupart. Septach Melayn parcourut la salle du regard, à la recherche de Prestimion et de Gialaurys, mais ils n’étaient pas encore là, pas plus que Svor, dont la venue était peu probable : Svor n’était pas un chevalier.
Dantirya Sambail, revêtu d’une armure dorée à l’éclat voyant, incrustée de pierres rouges et bleues et portant des motifs horrifiques de monstres et de dragons, et un lourd casque de cuivre au cimier orné de hautes plumes vertes s’adressa à Septach Melayn.
— Votre prince aurait-il oublié de se réveiller, mon ami ?
— Ce n’est pas dans ses habitudes, riposta Septach Melayn avec un regard appuyé sur les ornements surmontant son casque. Peut-être a-t-il égaré ses plumes et les cherche-t-il désespérément ; car cette année, à ce que je vois, les plumes sont du dernier cri. Mais je pense qu’il arrivera à temps pour le tournoi. La ponctualité ne lui fait jamais défaut. À propos, je ne vois nulle part notre grand prince Korsibar, pas plus que le Coronal son père.
— Le sorcier Su-Suheris de Korsibar est pourtant là, reprit le Procurateur en montrant d’un mouvement de tête qui fit ondoyer ses plumes Sanibak-Thastimoon dont la double tête dépassait un groupe constitué de Farholt, Farquanor et Navigorn. Je me demande s’il prendra part au tournoi. Il ne semble pas porter une armure. Mais un sorcier n’en a peut-être pas besoin.
— Il n’a rien à faire ici, déclara Septach Melayn en se renfrognant. Je me demande pourquoi il…