— Voilà justement le Coronal, coupa Dantirya Sambail, au milieu des vivats qui emplissaient la salle : « Confalume ! Confalume ! lord Confalume ! »
En robe d’apparat vert et or bordée d’hermine, le Coronal fit son entrée en répondant aux acclamations avec de petits gestes. Il était accompagné de quelques ministres, un Vroon, un Hjort et une poignée d’autres. Hjathnis, le Hjort, qui même pour quelqu’un de sa race, faisait montre d’un empressement excessif, trottinait auprès du Coronal en portant la couronne à la constellation sur un coussin de velours bordeaux.
— Comme il paraît las, observa Iram. L’attente du changement de gouvernement l’a grandement fatigué.
— Il aura bientôt le temps de se reposer, fit Septach Melayn, dès que Prankipin ne sera plus. L’existence d’un Pontife est bien plus paisible que celle d’un Coronal.
— Mais cela arrivera-t-il ? demanda Kamba. Le Pontife Prankipin semble avoir l’intention de rester en vie jusqu’à la fin des temps.
— Il existe des remèdes pour ce genre d’intention, mon cher comte, ricana Dantirya Sambail avec un sourire malveillant.
Septach Melayn, qui s’apprêtait à répliquer à la grossièreté du Procurateur, porta soudain la main à sa tête et ferma fugitivement les yeux, en proie à un mystérieux vertige, il avait les paupières lourdes et l’esprit embrumé. Au bout d’un moment, le malaise passa.
— Vraiment très curieux, se dit-il en secouant la tête pour s’éclaircir les idées.
— Place au prince Korsibar ! lança une voix forte. Écartez-vous ! Place !
Korsibar apparut à cet instant à l’entrée de la salle, la face rouge d’excitation.
— J’ai des nouvelles ! s’écria-t-il aussitôt. J’apporte des nouvelles ! Le Pontife Prankipin est mort !
— Vous voyez ? reprit Dantirya Sambail avec un sourire sardonique. On peut toujours trouver une solution, même à l’immortalité !
— Regardez, fit Iram à Septach Melayn, avec un petit signe de tête en direction de lord Confalume. Même le Coronal ne semble pas être au courant. Et où est Prestimion ? Il devrait être là pour recevoir la couronne.
De fait, lord Confalume semblait pris de court par la nouvelle dont Korsibar était porteur. Sa physionomie exprimait la stupéfaction et la consternation. Il leva la main vers la rohilla qu’il portait en sautoir, la petite amulette de fils d’or enroulés autour d’un morceau de jade, qui ne le quittait jamais et frotta la pierre avec vigueur, par à-coups anxieux.
— Oui, fit Septach Melayn, c’est le moment d’arriver pour Prestimion. Dommage qu’il ait jugé bon d’être en retard. Mais je suppose qu’il…
Il s’interrompit, perplexe, et tangua un peu, pris de nouveau d’un violent vertige.
— Que se passe-t-il ? Ma tête, Iram… J’ai la tête qui tourne terriblement…
— Moi aussi…
Tout semblait danser autour de lui. La salle tout entière paraissait enveloppée dans un nuage sombre. Les seigneurs assemblés se déplaçaient en titubant, avec des gestes de somnambules, un brouillard devant les yeux, l’esprit en pleine confusion, perdus dans cette étrange brume d’incompréhension. Ceux qui parlaient ne pouvaient émettre que des marmonnements indistincts.
Puis, aussi brusquement qu’elle était venue, la brume se dissipa. Septach Melayn cligna des yeux avec incrédulité devant la scène qui s’offrait à sa vue.
Korsibar avait reculé au fond de la salle pour prendre position sur les marches du siège élevé placé à côté du trône du Pontife, celui que le Coronal occupait quand il participait aux cérémonies ayant lieu dans cette salle. Il s’était emparé de la couronne à la constellation portée par Hjathnis le Hjort et tenait délicatement, du bout des doigts, le fin diadème étincelant, insigne du pouvoir royal. Il était flanqué, comme d’une garde d’honneur, de Farholt, Farquanor, Navigorn de Hoikmar et Mandrykarn, tourné vers leurs pairs dans une attitude de défi. Les deux têtes de Sanibak-Thastimoon se dressaient juste derrière le comte Farquanor, tout près du prince.
Lord Confalume avait l’air abasourdi par ce qui venait de se passer. Il avait le visage livide ; ses yeux paraissaient presque vitreux. Il avait fait quelques pas hésitants en direction de son fils, la bouche béante, les mains tendues en un geste de désarroi incrédule. Son regard se porta successivement sur Korsibar, puis sur le coussin nu où avait reposé la couronne, avant de revenir se fixer sur son fils. Pendant un long moment, aucun son autre qu’une sorte de croassement ne put franchir ses lèvres.
Puis il tendit une main tremblante en direction de Korsibar et s’adressa à lui d’une voix rauque et grinçante.
— Qu’as-tu fait ?
— Le Pontife est mort, père. Vous êtes le nouveau Pontife et je suis votre Coronal.
— Tu es… qui ? lança Confalume en étouffant un petit cri repris par quantité d’autres dans l’assemblée.
On eût dit un homme sonné par un coup bien appliqué. Il demeurait médusé devant son fils, les bras ballants, la tête et les épaules affaissées. Qu’étaient devenus la force et le pouvoir du puissant lord Confalume ? Disparus, évanouis en un instant d’hébétude ; c’est du moins ce qu’il semblait.
Korsibar tendit les bras vers son père en un ample mouvement.
— Gloire à Sa Majesté Confalume le Pontife ! s’écria-t-il d’une voix assez forte pour être entendue jusqu’au Mont du Château. Vive le Pontife Confalume !
— Vive Sa Majesté le Pontife Confalume !
Le cri fut repris en un chœur discordant par les membres de l’assemblée, ou plutôt la plupart d’entre eux, car l’impact de la nouvelle les touchait à une vitesse très variable.
— Et vive le Coronal lord Korsibar, rugit Farholt d’une voix à faire trembler les murs. Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar !
Il y eut un moment de silence stupéfait.
Puis les vivats s’élevèrent de toutes les poitrines, sauf celles des quelques seigneurs pour qui il était à l’évidence trop difficile d’exprimer ce que Farholt souhaitait les entendre proclamer.
— Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar !
D’un geste empreint de solennité, Korsibar leva la couronne à la constellation au-dessus de sa tête, la fit tourner devant lui pour la montrer à l’assistance et s’en ceignit sereinement le front. Après quoi, il s’installa sur le siège du Coronal et fit tranquillement signe à son père de prendre place à ses côtés, sur le trône du Pontife.
— Je n’en crois pas mes yeux, fit Septach Melayn.
— Il faudra s’y faire, je le crains, répondit le comte Iram. Regardez là-bas.
Un essaim d’hommes de la garde du Coronal se frayait un chemin dans l’assistance. À l’évidence, ils avaient pris position devant la porte en mettant à profit le moment où l’esprit de ceux qui se trouvaient dans la salle était troublé par le brouillard noir. Tous étaient armés. Certains se déployèrent de chaque côté de Korsibar, avec l’intention manifeste de le défendre si d’aventure quelqu’un s’opposait à ce coup d’État ; les autres formèrent deux cordons le long des murs. Obéissant à un signe de Korsibar, deux gardes prirent doucement par les coudes le Coronal pétrifié et le poussèrent vers le trône pontifical.
— Venez, père, fit Korsibar avec une grande tendresse. Asseyez-vous près de moi et nous allons parler ; puis nous accomplirons les rites consacrés pour mettre en terre le vieux Prankipin. Après quoi, vous établirez votre résidence ici et je regagnerai le Mont du Château pour assumer mes nouvelles fonctions.
Les gardes qui guidaient Confalume l’aidèrent à monter les trois marches menant au trône sur lequel ils le firent doucement asseoir. Il n’opposa aucune résistance. Il paraissait ne plus avoir de volonté propre, comme soumis par quelque sortilège, et donnait l’impression d’avoir vieilli de vingt ans en dix minutes.