Des bruits de lutte se firent entendre dans le couloir.
— Dégagez le passage ! lança une voix forte, vibrante de colère. Laissez-moi entrer ! Laissez-moi entrer !
— Prestimion, enfin, murmura Septach Melayn.
Une autre voix, encore plus sonore et plus furieuse, menaça ensuite les gardes défendant l’entrée de la salle de tout casser s’ils ne s’écartaient pas. C’était celle de Gialaurys.
Septach Melayn se fraya aussitôt un chemin vers la porte, se glissant prestement entre des gardes qui paraissaient ne pas vouloir lui bloquer le passage ou étaient incapables de le faire.
— Que se passe-t-il ici ? lança Prestimion, en sueur et ébouriffé, en voyant Septach Melayn s’approcher. J’étais en route vers cette salle quand j’ai à moitié perdu connaissance – Gialaurys aussi ; nous avions le cerveau brouillé par des vapeurs – et, quand nous sommes revenus à nous, le couloir était plein d’hommes de la garde du Coronal, qui m’ont empêché d’avancer et qu’il a fallu menacer de toutes sortes de châtiments…
— Regarde, tu verras des choses étonnantes, coupa Septach Melayn en le prenant par le bras pour le faire pivoter en direction de Korsibar, le front ceint de la couronne, assis sur le trône du Coronal et de Confalume, hébété, frappé de stupeur sur le trône voisin.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Prestimion, incrédule.
— Le Divin a fait connaître sa volonté, Prestimion, répondit Korsibar en se levant du siège royal. Prankipin est mort, mon père Confalume est le nouveau Pontife et moi…
Il leva la main, effleura la couronne à la constellation.
— Moi, je…
— Non ! rugit Gialaurys. C’est du vol ! du vol ! Il n’en est pas question !
Les bras levés, les doigts tendus, comme s’il avait voulu étrangler Korsibar de ses propres mains, il commença de s’avancer vers le trône, tête baissée comme un taureau de combat, mais fut arrêté par les hallebardes de la première ligne des gardes de Korsibar.
— En arrière, Gialaurys, fit Prestimion d’une voix basse et grave. Reviens ! ajouta-t-il, plus durement. Écarte-toi du trône !
À contrecœur, Gialaurys céda. Prestimion se tourna vers Korsibar.
— Ainsi, reprit-il, en se contraignant à rester calme, vous prétendez être le Coronal.
— Je suis le Coronal.
— Et Votre Majesté trouve cela acceptable ? poursuivit Prestimion en s’adressant à Confalume du même ton posé.
Les lèvres de Confalume remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il tendit les mains, la paume tournée vers le plafond, en un geste pathétique d’impuissance et d’incompréhension.
— Qu’est-ce à dire, Korsibar ? lança Prestimion avec violence, incapable de contenir plus longtemps sa fureur. Lui avez-vous jeté un sort ? Vous avez fait de lui un pantin !
Farholt s’avança en souriant avec impudence.
— Dorénavant, prince, vous lui donnerez le titre de lord Korsibar.
Prestimion eut l’air abasourdi. Puis il ébaucha un sourire, mais un sourire très ténu.
— Lord Korsibar, soit, fit-il d’une voix redevenue calme, mais où perçait une pointe de moquerie à peine masquée. Était-ce convenablement dit, lord Korsibar ?
— Je vais le tuer ! hurla Gialaurys. Je vais l’écharper !
— Tu ne feras rien du tout, dit Prestimion devant le mur de hallebardes hérissées.
Il saisit fermement le large poignet de Gialaurys pour l’obliger à rester à sa place. Septach Melayn se glissa vivement de l’autre côté de Gialaurys et se colla contre lui pour l’empêcher de bouger.
Gialaurys trembla comme un colosse enchaîné, mais il resta où il était.
— Svor a vu en rêve une scène ressemblant beaucoup à celle-ci, glissa Prestimion à Septach Melayn. Je me suis moqué de lui, mais la réalité rejoint le rêve.
— Ce n’est pas un rêve, je le crains, répondit Septach Melayn. Ou si c’en est un, nous n’allons pas nous réveiller de si tôt.
— En effet. Et nous ne semblons pas avoir d’amis dans cette salle, aujourd’hui. Le mieux serait de ne pas y rester.
Prestimion se retourna vers Korsibar. Tout tournait follement autour de lui, mais il se força à se camper solidement sur ses deux pieds.
— En ce temps de profond chagrin et de deuil, déclara-t-il en entrouvrant à peine les lèvres et en jugulant ses émotions, je préférerais réfléchir dans la solitude à des événements d’une telle portée. Je vous demande la permission de me retirer… monseigneur.
— Accordée.
— Viens, fit sèchement Prestimion à Gialaurys. Sortons sans perdre un instant. Toi aussi, Septach Melayn. Venez, venez… Pendant que c’est encore possible, ajouta-t-il à mi-voix.
Les doigts de Prestimion se tendirent vers Korsibar pour faire le symbole de la constellation, formé si rapidement qu’on eût dit une parodie de l’hommage. Puis il se retourna et quitta rapidement la salle avec ses deux compagnons.
LE LIVRE DE LORD KORSIBAR
1
— Avez-vous vu son visage ? s’écria Thismet, à l’heure enivrante du triomphe. Un masque de pierre. Pas la moindre émotion, et ce teint terreux !
Elle redressa les épaules et avança le menton en une cruelle imitation de la sortie impassible de Prestimion de la Cour des Trônes, prenant une voix bourrue pour contrefaire le ténor du prince : « Venez, Septach Melayn, Gialaurys. Sortons, pendant que c’est encore possible. »
Des rires secouèrent l’assistance. Puis Farholt s’avança. Non sans raideur, car il était encore tout meurtri et contusionné de son terrible affrontement avec Gialaurys, il commença à se dandiner pesamment devant eux, les bras ballants, dans la posture balourde d’un grand singe des Monts du Gonghar, en se frappant la poitrine et en poussant des grognements qui reproduisaient assez fidèlement la voix caverneuse et menaçante de Gialaurys. « Je vais le tuer ! Je vais l’écharper ! »
Un ou deux autres entreprirent à leur tour d’imiter la démarche affectée de Septach Melayn, en outrant comiquement sa souplesse féline et la préciosité de ses gestes.
— Suffit ! ordonna Korsibar, qui riait pourtant d’aussi bon cœur que les autres. Il est de mauvais goût de se gausser de rivaux vaincus.
— Très juste, monseigneur, fit onctueusement le comte Farquanor.
Les autres firent chorus. « De sages paroles, monseigneur. C’est juste, monseigneur. Très juste, monseigneur. » Les appartements temporaires du nouveau Coronal avaient été établis au niveau impérial du Labyrinthe, dans la vaste suite où l’ancien prince Korsibar résidait depuis son arrivée. Dès l’après-midi de son appropriation de la couronne, lord Korsibar y siégea sur un trône improvisé tandis que les membres de son entourage immédiat se pressaient autour de lui pour lui rendre hommage.
L’un après l’autre, ils s’étaient avancés vers lui avant de s’agenouiller pour former le symbole de la constellation ; lady Thismet était passée la première, suivie des frères Farquanor et Farholt, puis de Navigorn, Mandiykarn, Venta et des autres. Sanibak-Thastimoon les avait imités, car lord Korsibar était aussi devenu le Coronal du peuple Su-Suheris de Majipoor, ainsi que de tous les Ghayrogs, les Lii, les Hjorts, les Vroons et les Skandars, et même les Métamorphes des lointaines forêts de Piurifayne, qui avaient la propriété de changer de forme.
« Monseigneur », répétèrent-ils à l’envi, semblant savourer le son de ce titre dont ils émaillaient chaque phrase, tous les trois mots. « Monseigneur, monseigneur, monseigneur, monseigneur. » Et le nouveau Coronal écoutait en souriant gracieusement et en inclinant la tête pour répondre à cette marque de déférence, comme il avait vu son père le faire depuis son enfance. Korsibar était peut-être mieux préparé à devenir Coronal que tous ceux qui l’avaient précédé sur le trône, du moins pour ce qui avait trait au cérémonial de cour ; toute sa vie durant, depuis le premier âge, il avait eu le loisir d’étudier le maintien d’un Coronal.