Le comte Farquanor, les yeux brillants du plaisir de la victoire, s’avança vers lui.
— La nouvelle s’est répandue de toutes parts, monseigneur, de ce qui s’est passé ce matin. Tout le monde en sera bientôt informé, dans chaque cité, sur chaque continent.
Il resta les genoux à demi pliés, comme s’il attendait qu’on lui lance une pièce de monnaie. Korsibar savait ce qu’il y avait dans l’esprit de Farquanor : il aspirait à être nommé Haut Conseiller, la plus haute fonction au Château, après celle de Coronal. Korsibar le ferait très probablement, quand viendrait l’heure des nominations, mais elle n’était pas encore venue, il s’en fallait. On ne pouvait écarter si précipitamment les proches conseillers de l’ancien Coronal, surtout quand on avait pris le trône d’une manière aussi irrégulière. Et son règne n’en était qu’au tout début.
La nouvelle du changement de gouvernement commençait seulement à se répandre, s’élançant des insondables profondeurs du Labyrinthe comme une coulée de lave en fusion jaillissant du cône noirci d’un volcan. Bien entendu, elle avait déjà atteint le Château, où la myriade de fonctionnaires de l’administration du Coronal devaient, à n’en pas douter, échanger des regards de stupéfaction et se demander à qui mieux mieux, l’air abasourdi : « Korsibar ? Comment est-ce possible ? » De proche en proche, elle avait gagné les cinquante splendides cités qui s’étendaient sur les pentes du Mont. De High Morpin, la cité des glisse-glaces et des plaisirs, à Normork au gigantesque mur de pierre, de Tolingar où se trouvait le jardin des merveilles de lord Havilbove à Kazkaz, Sipermit et Frangior, de Halanx à Muldemar, la cité natale de Prestimion et celles des alentours.
Et la stupéfiante nouvelle continuerait de se propager sur tout le continent d’Alhanroel, dans la fourmillante vallée du Glayge, à travers les innombrables villages sur pilotis disséminés le long de l’immensité argentée du lac Roghoiz, jusqu’à Bailemoona, Alaisor, Stoien, Sintalmond et aux villes arachnéennes accrochées aux aiguilles baroques de la région de Ketheron, à celles des collines dorées d’Arwanda et de l’autre côté de la mer, jusqu’aux gigantesques agglomérations de Zimroel, le lointain continent occidental, des cités relevant du mythe et de la légende bien plus que des lieux réels pour ceux qui résidaient au Château – Ni-moya, Til-omon, Pidruid, Piliplok, Narabal, Khyntor, Sagamalinor, Dulorn. Et jusqu’à Suvrael, le continent aride, brûlé par le soleil, jusqu’à l’île de la Dame. Partout. Sur toute la planète.
— Si je puis demander à Votre Majesté… fit Mandrykarn en s’avançant vers Korsibar.
— Pas « Votre Majesté, » coupa Farquanor, « monseigneur ». On dit « Votre Majesté » en parlant au Pontife.
— Mille pardons ! fit Mandrykarn avec une solennité exagérée en se raidissant, l’air mécontent.
Mandrykarn était un homme robuste, de forte carrure, presque aussi solidement charpenté que Korsibar ; il considéra de haut ce gringalet de Farquanor sans cacher son agacement.
— Monseigneur, reprit-il à l’adresse de Korsibar, s’il m’était possible de poser une question…
— Bien sûr, Mandrykarn.
— Que faut-il faire pour les Jeux ?
— Eh bien, ils reprendront là où nous les avons laissés, naturellement. Mais il convient d’abord de célébrer les funérailles de Prankipin, avec toute la pompe et tout l’éclat que nous pourrons déployer en ce lieu sinistre, avant de procéder, j’imagine, à une cérémonie d’intronisation pour mon père et pour moi. Puis…
— Puis-je me permettre, monseigneur, coupa Mandrykarn.
Farquanor et Korsibar échangèrent un regard étonné, car Mandrykarn avait interrompu le Coronal au beau milieu d’une phrase, ce qui ne se faisait pas. Mais Korsibar lui sourit aussitôt pour montrer qu’il ne s’en était pas formalisé. Aucun d’eux n’était encore au fait des usages ; il était trop tôt pour se montrer pointilleux sur l’étiquette.
Korsibar fit signe à Mandrykarn de poursuivre.
— Il m’est venu à l’esprit, monseigneur, que le parti le plus sage consisterait à renoncer à terminer les Jeux et à reprendre aussi vite que possible la route du Mont du Château. Nous pourrons y organiser d’autres jeux par la suite. Nous ne pouvons savoir aujourd’hui quelle sera la réaction de Prestimion, monseigneur. Imaginons qu’il regagne le Château avant nous et conteste votre accession au trône…
— Croyez-vous que Prestimion soit homme à agir ainsi ? demanda Korsibar. Pas moi. Il a le respect de la loi. Selon la loi, je suis maintenant le Coronal.
— C’est une supposition, monseigneur, insista Mandrykarn, avec tout le respect dû à votre jugement. S’il décide de le faire au motif que le fils d’un Coronal ne peut succéder à son père…
— Ce n’est pas une question de loi, fit sèchement Farquanor. Seulement de précédent.
— Qui, depuis sept mille ans, a force de loi, répliqua Mandrykarn.
— Je me range à la position de Farquanor et du Coronal dans cette affaire, glissa Navigorn de Hoikmar. Le précédent consiste ici pour le Coronal sortant à nommer son successeur et à confirmer son choix. Prestimion pourra invoquer l’absence de l’élément du choix de la part de lord Confalume, mais il y a eu confirmation : Confalume n’a-t-il pas pris place de son plein gré sur le trône pontifical, aux côtés de Korsibar couronné ?
— De son plein gré ? demanda Farquanor.
— Disons plus ou moins volontairement. Ce qui constitue une reconnaissance implicite de lord Korsibar, par le fait même de ne pas s’être opposé à son accession au trône.
Les paroles de Navigorn suscitèrent des murmures dans la salle, par le simple fait qu’il les eût prononcées plus que par leur contenu. Le brun et vigoureux Navigorn était un homme d’une énergie inépuisable et d’une merveilleuse adresse à la chasse, mais il n’avait jamais fait montre jusqu’alors de dons pour l’abstraction. Pas plus, d’ailleurs, que Mandrykarn. Korsibar se retint de sourire de cette passe d’armes. L’avènement du nouveau régime allait-il transformer en hommes de loi ses rugueux compagnons de chasse ?
— Il n’empêche, lança Farholt, le regard noir sous la touffe fournie des sourcils, que ce que nous croyons être la loi et ce que croit Prestimion ne sont peut-être pas la même chose. Je partage l’opinion de Mandrykarn ; je suis d’avis d’annuler la fin des Jeux et de regagner le Château aussi rapidement que possible.
— Ma sœur ? fit Korsibar en se tournant vers lady Thismet.
— Oui, il faut annuler les Jeux. Nous avons plus important à faire dans l’immédiat. Quant à Prestimion, il ne constitue pas un danger. Nous contrôlons l’armée ; nous contrôlons les rouages de l’État. Que pourrait-il tenter contre nous ? Vous montrer du doigt, monseigneur, et affirmer que vous avez usurpé la couronne ? Jamais elle n’a été sienne ; maintenant, elle est vôtre. Et elle le restera, monseigneur, quoi que pense Prestimion des événements d’aujourd’hui.
— J’irais jusqu’à lui proposer un poste dans le nouveau gouvernement, fit pensivement Farquanor. Afin de le neutraliser, d’atténuer son amertume et aussi de s’assurer de sa loyauté.