— Pourquoi pas Haut Conseiller ? suggéra Mandrykarn.
Cette proposition déclencha un éclat de rire général auquel seul Farquanor ne se joignit pas.
— Oui, fit Korsibar. L’idée est astucieuse. J’enverrai chercher Prestimion dans un ou deux jours et je lui proposerai un poste au Conseil. Il en est digne, cela ne fait aucun doute, et s’il n’a pas trop d’amour-propre pour accepter, cela nous permettra de le tenir à l’œil. Pour ce qui est des Jeux, Thismet a raison : nous ne les reprendrons pas, du moins pas ici. Nous aurons le temps d’organiser le tournoi et la course de chars plus tard, au Château. Nous mettons Prankipin en terre, nous sacrons le nouveau Pontife, nous réglons les affaires urgentes et en route pour le Mont. Voilà ce que nous allons faire.
— Et votre mère, monseigneur ? demanda Farquanor.
— Ma mère ? fit Korsibar, l’air interdit. Que veux-tu dire ?
— Elle est la nouvelle Dame de l’île, monseigneur.
— Par le Divin ! s’écria Korsibar. Cela m’avait totalement échappé ! La mère du Coronal…
— Oui, reprit Farquanor, la mère du Coronal. Quand le Coronal a encore sa mère, ce qui est votre cas. La vieille Kunigarda va enfin pouvoir se retirer et lady Roxivail deviendra la Dame pour toute la planète.
— Lady Roxivail, fit Mandrykarn, perplexe. Comment réagira-t-elle en apprenant la nouvelle ? J’aimerais bien le savoir !
— Et qui aura le courage de la lui annoncer, ajouta Thismet en étouffant un petit rire.
Lady Roxivail ne correspondait aucunement à l’image que l’on pouvait se faire d’une Dame de l’île du Sommeil. La belle, frivole et autoritaire épouse de lord Confalume s’était séparée du Coronal peu après la naissance de ses deux enfants pour se retirer dans le luxe de son palais étincelant de l’île tropicale de Shambettirantil, loin au sud. Même dans ses rêves les plus grandioses, elle n’avait assurément jamais imaginé que la responsabilité de devenir une des Puissances du Royaume pût lui être conférée. Et pourtant, selon la loi, c’est à elle que cette charge devait être offerte.
— Gardons cette question pour une discussion ultérieure, déclara Korsibar. Quelqu’un ayant une meilleure connaissance de l’histoire que moi pourra nous dire demain quelle est en général la durée de la période de transition entre deux Dames. En attendant, Kunigarda continuera d’envoyer des rêves par toute la planète, jusqu’à ce que nous ayons décidé ce qu’il convient de faire.
— Monseigneur, poursuivit Farquanor, il vous faudra aussi aborder rapidement le problème des grands seigneurs.
— Quel problème ? J’ai l’impression que tu découvres en peu de temps un grand nombre de problèmes, Farquanor.
— Je veux dire qu’il convient de vous assurer de leur loyauté, monseigneur. Ce qui implique de les assurer de votre bienveillance et de les confirmer dans leur fonction.
— Pour un temps, glissa Mandrykarn.
— Oui, pour un temps, répéta Farquanor, les yeux brillants de convoitise. Mais il serait imprudent de susciter d’emblée en eux un sentiment d’insécurité. À votre place, monseigneur, je convoquerais séance tenante le duc Oljebbin, votre parent, et les princes Gonivaul et Serithorn aussitôt après, pour leur faire savoir que leur rôle au sein du gouvernement restera inchangé.
— Très bien. Occupe-toi de les faire venir.
— Et, pour finir…
On frappa à la porte, un serviteur entra.
— Le Procurateur Dantirya Sambail sollicite une audience, monseigneur.
Korsibar lança à Thismet un regard inquiet et se tourna vers Farquanor qui s’était rembruni. Mais il lui était difficile d’interdire sa porte au puissant Procurateur.
— Qu’il entre, ordonna Korsibar.
Dantirya Sambail portait encore la somptueuse armure dorée dans laquelle il s’était présenté dans la Cour des Trônes, mais il tenait maintenant sous le bras son casque de cuivre empanaché, ce qui pouvait être interprété comme un geste de déférence envers le nouveau monarque. Il entra d’un pas décidé, sa grosse face rougeaude semée de taches de rousseur et surmontée de la couronne vaporeuse de cheveux orange pointant vers l’avant tel un bélier.
Il alla prendre place directement devant Korsibar, ce qui obligea Farquanor et Mandrykarn à s’écarter légèrement, et demeura un long moment face au nouveau Coronal, le regardant dans les yeux, comme s’il voulait ouvertement le jauger, non comme un sujet devant son roi, mais comme un prince devant son égal.
— Alors, dit-il enfin, il semble que vous voilà devenu Coronal.
— En effet, répondit Korsibar, le regard fixé avec insistance sur le sol, devant Dantirya Sambail.
Mais le Procurateur fit semblant de ne pas remarquer l’invitation sans ambiguïté à s’agenouiller pour rendre hommage au monarque.
— Je me demande ce que votre père en dit, poursuivit-il.
— Vous avez vu mon père assis à mes côtés dans la Cour des Trônes. Le signe d’une reconnaissance implicite.
— Ah ! ah ! implicite !
— Une reconnaissance, quoi qu’il en soit, répliqua Korsibar avec agacement.
Il fallait s’attendre à une certaine dose d’insolence de la part de Dantirya Sambail, mais il commençait à dépasser la mesure.
— Vous ne lui avez pas parlé depuis que vous avez quitté cette salle ?
— Le Pontife s’est retiré dans ses appartements, répondit Korsibar. Je m’y rendrai en temps voulu. J’ai beaucoup à faire en ces premiers jours de mon règne, des décisions à prendre, des responsabilités à assumer…
— Je comprends parfaitement cela, prince Korsibar.
— Je suis Coronal maintenant, Procurateur.
— Bien sûr. J’aurais dû dire lord Korsibar.
Des soupirs de soulagement se firent entendre dans l’assistance. Cette concession de Dantirya Sambail signifiait-elle qu’il avait choisi de ne pas s’opposer à l’accession de Korsibar au trône ? En tout état de cause, c’était bon signe.
Le regard de Korsibar se posa de nouveau devant Dantirya Sambail, pour l’inviter à rendre hommage. Un sourire retors s’épanouit lentement sur le visage aux traits lourds du Procurateur.
— Je vous demande, monseigneur, de me dispenser de mettre un genou en terre. Mon armure ne me le permettrait pas.
Sur ces mots, de la manière la plus négligente qui soit, il écarta les doigts en un simulacre de symbole de la constellation.
— Cette visite. Procurateur, a-t-elle un autre objet que de rendre hommage à votre nouveau Coronal ? demanda Korsibar d’une voix aux inflexions plus mordantes.
— En effet.
— Je vous écoute, Dantirya Sambail.
— Monseigneur, commença le Procurateur, de sa voix sèche et déplaisante, où la soumission était à peine perceptible, je suppose qu’il y aura sous peu au Château des festivités en votre honneur, comme il est d’usage au commencement d’un règne.
— Oui, j’imagine.
— Très bien, monseigneur. Je demande à être dispensé d’y assister. Je souhaiterais me retirer dans mes terres de Zimroel.
Cette déclaration fit sensation ; elle fut accueillie par des murmures, des cris étouffés, des regards éloquents. Après un silence, Dantirya Sambail poursuivit en expliquant qu’il ne voulait pas se montrer irrespectueux ; il avait le mal du pays, le voyage était long, il tenait à se mettre en route aussi tôt que possible.
— J’ai passé ces dernières années au Château, comme vous le savez, et il me paraît opportun, au moment de la passation des pouvoirs, de regagner la région sur laquelle j’exerce des responsabilités pour y remplir mes fonctions. En conséquence, je demande humblement la permission de prendre congé de vous dès que mes affaires seront en ordre au Château.