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Il adressa un sourire serein à Korsibar, un autre au Procurateur et prit la parole, sans s’adresser à personne en particulier.

— Qu’est-ce, tout bien considéré, que nous commémorons par ces jeux tenus traditionnellement à la mort du Pontife ? La fin de la vie d’un grand monarque, assurément. Mais aussi le commencement d’un nouveau règne, l’accession d’un éminent Coronal à l’autorité suprême du Pontificat, le choix d’un prince prometteur du royaume comme seigneur de la planète. Un cycle qui s’achève, un autre qui s’ouvre. Ces jeux devraient ainsi avoir un double objectif : saluer l’avènement des nouveaux monarques, bien sûr, mais aussi célébrer la vie de celui qui nous quitte. Il me paraît donc juste, convenable et naturel d’ouvrir les jeux tant que Prankipin est encore de ce monde. Ce faisant, nous jetons un pont entre l’ancien règne et le nouveau.

Quand il cessa de parler, un silence absolu s’abattit dans la salle.

Il fut rompu par le battement sonore des mains de Dantirya Sambail.

— Bravo, cousin Muldemar ! Bravo ! Brillante démonstration ! Je vote pour l’ouverture immédiate des jeux ! Qu’en dit le tatillon Korsibar ?

Korsibar fixa sur le Procurateur des yeux étincelants de fureur difficilement contenue.

— J’aurais plaisir à commencer les jeux dès aujourd’hui, si tel est le sentiment général, déclara-t-il d’une voix crispée. Je n’ai jamais formulé d’objection ; j’ai simplement soulevé la question des bienséances. Disons d’une précipitation inconvenante.

— Et cette question a été joliment réglée par le prince Prestimion, fit le duc Oljebbin de Stoienzar. Soit. Je retire mon objection, monseigneur. Je propose en outre de présenter ces jeux aux citoyens du Labyrinthe non comme des jeux funéraires, mais simplement des jeux organisés en l’honneur de notre bien-aimé Pontife.

— D’accord, fit Korsibar.

— Quelqu’un s’y oppose-t-il ? demanda lord Confalume. Non… Bien. Faites vos préparatifs, messieurs, pour ce que nous appellerons les Jeux Pontificaux. Les anciens et traditionnels Jeux Pontificaux. Par le Divin, qui saura qu’ils n’ont jamais existé précédemment ? Plus de quarante années se sont écoulées depuis la mort du dernier Pontife ; qui se rappelle comment les cérémonies sont censées se dérouler et, si quelqu’un s’en souvient, osera-t-il élever la voix ?

Un large sourire aux lèvres, le Coronal laissa son regard se poser successivement sur tous les membres de l’assemblée ; ce n’est qu’en passant sur le visage de Dantirya Sambail que son sourire sembla perdre un peu de sa chaleur. Puis il fit mine de se retirer ; mais, arrivé à la porte de la salle, il se tourna vers son fils.

— Korsibar, veux-tu, je te prie, me rejoindre dans mes appartements, dans dix minutes.

2

Les rumeurs sur l’état critique du Pontife s’étaient répandues dans l’immensité de Majipoor, se propageant de ville en ville et d’une côte à l’autre – des Cinquante Cités du Mont du Château aux confins du gigantesque continent d’Alhanroel, par-dessus les flots de la Mer Intérieure jusqu’à l’île du Sommeil, d’où la Dame bien-aimée envoyait ses rêves apaisants, jusqu’aux cités géantes de Zimroel, le continent occidental, plus jeune et plus sauvage, et jusqu’à la zone torride et les déserts arides de Suvrael, le continent méridional. Le Pontife est mourant ! Le Pontife se meurt ! Rares étaient ceux, parmi les milliards d’habitants de Majipoor, qui n’éprouvaient quelque inquiétude des conséquences de sa mort. Personne ou presque, en effet, n’avait gardé souvenance d’un temps où Prankipin n’occupât l’un ou l’autre des deux trônes de Majipoor ; qui pouvait savoir ce que serait la vie sans lui ?

Au vrai, la crainte était générale par la planète : crainte du démantèlement des hiérarchies, de perturbations de l’ordre, de déchaînement du chaos. Cela faisait si longtemps qu’un changement de gouvernement n’avait eu lieu que le peuple avait oublié la force de la tradition. Tout semblait possible quand le vieil empereur aurait disparu ; on redoutait le pire, une tragique transformation du monde, qui anéantirait la terre et la mer et jusqu’au ciel.

Des sorciers et des mages en nombre étaient prêts à les guider dans cette période difficile. Sous le règne du Pontife Prankipin, la sorcellerie avait connu un grand essor et un développement exubérant sur Majipoor.

Nul n’aurait pu imaginer, quand le jeune et vigoureux duc Prankipin de Halanx était devenu Coronal, que la planète finirait par être submergée par un raz de marée de sorcellerie et de magie. Les sciences occultes avaient toujours constitué un élément important de la vie sur Majipoor, particulièrement dans le domaine de l’interprétation des rêves. Mais jusqu’au règne de Prankipin, seules les classes sociales les plus modestes avaient embrassé les disciplines ésotériques dépassant la simple interprétation des rêves : l’innombrable population de pêcheurs, de tisserands et de ramasseurs de bois, de teinturiers de fabricants de charrettes, de potiers et de maréchaux-ferrants, de vendeurs de saucisses, de barbiers et d’assommeurs, d’acrobates, de jongleurs, de bateliers et de marchands ambulants de chair de dragon de mer séchée, qui constituait la base grouillante de l’économie de la planète géante.

D’étranges cultes s’étaient toujours développés au sein de ce peuple – d’étranges croyances, souvent sauvages et violentes, en des pouvoirs et des forces dépassant l’entendement du commun des mortels. Les adeptes de ces cultes avaient leurs prophètes et leurs chamans, bien sûr, leurs amulettes et leurs talismans, leurs fêtes, leurs rituels et leurs processions ; ceux qui évoluaient dans des sphères plus élevées, les commerçants, les fabricants et, plus haut encore, les membres de l’aristocratie, n’y voyaient pas de mal. Ils estimaient même que cela pouvait être bon pour les petites gens qui avaient ces croyances. Par ailleurs, rares étaient les membres de ces classes aisées qui inclinaient à donner dans ce qu’ils tenaient pour chimères et superstitions populaires.

Mais la politique commerciale éclairée du Coronal lord Prankipin avait conduit Majipoor vers un âge d’or, une expansion économique qui apportait l’abondance dans toutes les couches de la société ; or une richesse croissante s’accompagne fréquemment d’un sentiment d’insécurité accru, de la crainte de perdre ce que l’on a acquis. Ces sentiments engendrent souvent le désir d’une protection surnaturelle. Les richesses nouvelles avaient aussi développé le goût du confort, l’aversion de l’ennui et l’envie, allant jusqu’au désir ardent, d’expérimenter des choses nouvelles et marquantes.

L’accès de la population de Majipoor à cette prospérité nouvelle avait non seulement provoqué l’augmentation de la crédulité, mais développé l’avidité, la malhonnêteté, la paresse, la cruauté, la luxure, le goût des excès et du luxe, et d’autres vices de cette espèce dont la grande planète ne souffrait pas particulièrement auparavant. Cela aussi engendra des changements dans la société de Majipoor.

La fascination de l’occultisme s’étendit donc sous lord Prankipin aux classes possédantes, favorisée par la multitude de Vroons et de Su-Suheris, deux peuples non humains, adonnés à la pratique des présages et de l’art divinatoire qui arrivaient à l’époque sur Majipoor. Les trucs et l’habileté de ces sorciers permirent à ceux qui étaient avides de miracles non seulement d’avoir une idée de ce que l’avenir leur réservait, mais de contempler quantité de merveilles, des gorgones, des salamandres et des serpents ailés, des basilics à plumes crachant des flammes ; il leur fut aussi donné d’apercevoir dans des abîmes de fumée noire et des portes de feu blanc des univers au-delà de l’univers et les royaumes de toutes sortes de dieux, de demi-dieux et de démons. C’est du moins ce qu’il semblait à ceux qui ajoutaient foi à ce qu’ils avaient sous les yeux, malgré les sceptiques qui qualifiaient tout cela d’illusion, de supercherie, d’attrape-nigauds. Mais le nombre de ces grincheux incrédules, au regard critique, allait sans cesse en s’amenuisant.