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— Vous pouvez faire ce que bon vous semble, déclara Korsibar.

— Je vous demande d’autre part, lorsque vous entreprendrez votre premier Grand Périple de bien vouloir me réserver un mois, où vous serez mon invité dans mon domaine de Ni-moya, pour me permettre de vous montrer une partie des agréments extraordinaires qu’offre la plus grande cité du nouveau continent… monseigneur, ajouta-t-il, après coup.

— Il s’écoulera un certain temps avant que je sois en mesure d’entreprendre le Grand Périple, répondit Korsibar.

— Il se pourrait que mon séjour à Ni-moya soit de très longue durée, monseigneur.

— Soit, fit Korsibar. Quand le moment viendra d’entreprendre ce voyage, je m’enquerrai si votre hospitalité m’est toujours acquise.

— Je vous attendrai… monseigneur.

Avec un nouveau sourire déplaisant et un ample mouvement de son casque empanaché, Dantirya Sambail s’inclina sans faire mine de s’agenouiller et se retira en martelant le sol dans un grand cliquetis de bottes.

— Qu’il reste un siècle à Ni-moya ! s’écria Thismet dès que le Procurateur fut sorti. Qui a envie de le voir au Château ? Je me demande comment il a fait pour devenir l’invité permanent de père !

— Je crois qu’il serait préférable de le garder à portée de la main, pour pouvoir le surveiller, répliqua Korsibar. Père devait avoir la même chose en tête. Mais il fera ce qu’il veut, j’imagine, conclut-il en secouant la tête.

Quelque chose commença à battre derrière ses yeux et son front, et il eut l’impression qu’une mystérieuse lassitude le saisissait. Dantirya Sambail était un homme épuisant. Korsibar avait pris sur lui pour supporter les insolences du Procurateur sans laisser éclater sa fureur.

— Prestimion, Dantirya Sambail, et certainement beaucoup d’autres… il faudra les tenir à l’œil. Une vigilance continue sera nécessaire. Les choses sont plus compliquées que je ne l’imaginais.

D’un geste impatient et agacé, il montra la bouteille de vin au long col, posé sur une table près de Navigorn.

— Vite ! vite ! passe-la-moi !

Entre deux gorgées, il s’adressa à voix basse à Thismet.

— J’ai l’impression, ma sœur, d’avoir grimpé sur le dos d’un animal sauvage et de devoir le chevaucher jusqu’à la fin de mes jours si je ne veux pas être dévoré.

— Regrettes-tu ce que tu as fait ?

— Non ! pas le moins du monde !

Mais Thismet dut percevoir un manque de conviction dans la voix de Korsibar, car elle pencha la tête tout près de la sienne.

— N’oublie pas, lui souffla-t-elle à l’oreille, que tout cela a été prédit. Tel est ton destin, mon frère, ajouta-t-elle avec un regard en direction de Sanibak-Thastimoon, qui se tenait seul, impénétrable, à l’autre bout de la salle.

— Mon destin, oui.

Korsibar attendit l’élan d’enthousiasme que ce mot suscitait en lui depuis quelques jours, mais, cette fois, il fut très lent à venir ; il tendit sa coupe pour reprendre du vin. Le vin jeune et mousseux lui fit du bien et chassa en partie la fatigue qui s’était abattue sur lui. Il sentit monter la bouffée d’excitation attendue en vain un moment plus tôt. Mon destin, oui, se dit-il. À quoi toute chose devait être subordonnée. Toute chose, sans exception.

2

Lord Confalume avait été autorisé à conserver les appartements qu’il avait occupés en sa qualité de Coronal. Mais, dès le vestibule, des signes de la brusque métamorphose subie par le gouvernement de Majipoor sautèrent aux yeux de Prestimion. Les gigantesques Skandars chargés de garder la suite du Coronal étaient toujours en faction, mais on les avait affublés du ridicule petit masque qui était la marque des fonctionnaires pontificaux. Et une demi-douzaine de membres de l’administration pontificale se mêlaient à la foule qui se pressait devant la porte.

L’un d’eux, un Ghayrog masqué aux écailles nacrées, le toisa d’un air dédaigneux.

— Vous prétendez avoir rendez-vous avec Sa Majesté ?

— Je suis le prince Prestimion de Muldemar. La situation est critique ; le Pontife a accepté de me recevoir et il est l’heure à laquelle je dois le rencontrer.

— Le Pontife a fait savoir qu’il était très las et qu’il souhaitait écourter ses rendez-vous.

— Écourtez-les après mon audience, répliqua Prestimion. Savez-vous qui je suis ? Savez-vous ce qui s’est passé aujourd’hui ? Allez le voir. Allez-y ! Dites à Sa Majesté que le prince Prestimion attend d’être reçu !

Une longue discussion s’ensuivit entre les bureaucrates pontificaux ; puis le Ghayrog et un autre fonctionnaire masqué disparurent dans la suite de Confalume où, selon toute vraisemblance, eut lieu une autre longue discussion. Les deux fonctionnaires revinrent au bout d’un long moment.

— Le Pontife accepte de vous recevoir, annonça le Ghayrog. Il vous accorde dix minutes.

La haute porte ornée du monogramme LCC en lettres d’or, devenu obsolète, pivota sur ses gonds et Prestimion entra. Les coudes sur son bureau de simbajinder, la tête entre les poings, Confalume était assis dans une attitude de profond abattement. Autour de lui, ses étranges instruments de sorcellerie étaient éparpillés sur le bureau, pêle-mêle, certains renversés, d’autres négligemment entassés.

Très lentement, le nouveau Pontife leva la tête. Ses yeux rougis et irrités trouvèrent le regard de Prestimion avec les plus grandes difficultés et ne purent le soutenir qu’un instant avant de se baisser de nouveau.

— Votre Majesté, fit Prestimion d’une voix glaciale en faisant le geste d’hommage.

— Ma… Majesté, oui.

Confalume n’était plus que l’ombre de lui-même. Il avait l’air triste, les traits affaissés et toute son attitude trahissait la confusion et le désespoir. Pauvre homme, pitoyable empereur de la planète, incapable de se faire obéir de son fils.

— Alors ? reprit sèchement Prestimion. Il fit un violent effort pour contenir la colère qu’il éprouvait, et la tristesse. La perte si brusque, inimaginable de tout ce pour quoi il avait œuvré était comme un couteau qui lacérait sa chair. Et il n’avait pas encore pris totalement conscience de la réalité des choses ; le pire était à venir, il le savait.

— Allez-vous vraiment permettre que cette situation ridicule perdure ?

— Je vous en prie, Prestimion !

— Je vous en prie ? Votre fils s’est approprié sans droit la couronne et vous ne trouvez rien d’autre à dire que « Je vous en prie » !

— Le porte-parole du Pontificat, Kai Kanamat, en attendant que j’en nomme un nouveau, devrait être présent, fit Confalume d’une voix ténue, voilée, baissant par à-coups pour se réduire à un murmure inaudible. Vous n’ignorez pas que le Pontife n’est pas censé s’adresser directement aux citoyens. Les questions doivent être posées au porte-parole, qui en informe le Pontife…

— Je sais tout cela, coupa Prestimion. Gardez-le pour plus tard. Si vous êtes vraiment le Pontife, Confalume, que comptez-vous faire pour cette usurpation du pouvoir ?

— Cette… usurpation…

— Quel autre terme employer ?

— Prestimion… Je vous en prie !…

— Seraient-ce des larmes, Votre Majesté ? fit Prestimion, surpris.

— Je vous en prie… Je vous en prie !

— Korsibar est-il venu vous voir, depuis qu’il s’est proclamé Coronal ?

— Il viendra plus tard, répondit Confalume d’une voix rauque. Il a des nominations à signer… des réunions… des décrets…

— Vous allez donc laisser les choses en l’état !

Confalume ne répondit pas. Il saisit au petit bonheur sur son bureau un instrument divinatoire fait de fils d’argent et d’anneaux dorés, et commença à le manier machinalement, comme un enfant tripote un jouet.