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— Aviez-vous été averti des intentions de Korsibar ? reprit implacablement Prestimion.

— Non. Nullement.

— Tout s’est passé avec la rapidité de l’éclair, c’est bien cela ? Vous étiez dans cette salle, Korsibar près de vous et vous l’avez laissé prendre la couronne sur votre tête pour en ceindre son front, sans un mot de protestation. Est-ce ainsi que les choses se sont passées ?

— Elle n’était pas sur ma tête, mais posée sur un coussin. J’ai senti un vertige me saisir et ma vue se brouiller ; quand j’ai retrouvé mes esprits, j’ai vu qu’il avait la couronne entre les mains. Je n’étais au courant de rien, Prestimion, de rien. Je fus aussi surpris que les autres, plus encore, peut-être. Ensuite, tout s’est passé très vite. Il avait ceint la couronne. Il occupait le trône du Coronal. Et la salle était pleine de ses soldats.

— Septach Melayn m’a dit, lui aussi, avoir éprouvé un vertige. Moi de même, dans le couloir. Cela ressemble furieusement à un artifice de sorcier.

Prestimion se mit à faire rageusement les cent pas devant le bureau.

— Par le Divin ! s’écria-t-il. Je ne crois pourtant pas vraiment à la sorcellerie et voilà que je lui attribue ce coup d’État ! Mais de quoi peut-il s’agir d’autre que d’un sortilège lancé sur nous par ce mage à deux têtes afin de nous brouiller l’esprit et de permettre aux troupes de Korsibar de pénétrer dans la salle pendant qu’il s’emparait de la couronne. De telles choses sont impossibles, je le sais. Mais il y a plus impossible encore : voler le trône et c’est ce qui s’est passé !

Prestimion s’immobilisa devant l’ancien Coronal et se pencha, les jointures des doigts plaquées sur le bureau.

— Vous êtes le nouveau Pontife de Majipoor, lança-t-il avec véhémence, en plongeant un regard d’une force implacable dans les yeux de Confalume. Vous avez le pouvoir de mettre un terme d’un seul mot à cette monstrueuse affaire.

— Le croyez-vous, Prestimion ?

— Qui oserait aller contre vos ordres ? Vous êtes le Pontife ! Condamnez cette appropriation du trône par Korsibar ; ordonnez à la garde impériale de lui reprendre la couronne ; reconnaissez-moi comme Coronal légitime. Je me charge du reste.

— Que ferez-vous, Prestimion ?

— Je rétablirai l’ordre. Je destituerai les conspirateurs et j’annulerai les décisions qu’ils auraient déjà pu prendre. Je ramènerai la paix dans le royaume.

— Il a l’armée avec lui, objecta Confalume.

— La garde du Coronal, peut-être. Pas nécessairement l’ensemble des forces armées, peut-être même pas toute la garde. Il paraît inimaginable que vos propres gardes qui, ce matin encore, auraient donné leur vie pour vous, refusent maintenant de vous obéir.

— Ils aiment Korsibar.

— Tout le monde aime Korsibar, répliqua Prestimion avec aigreur. Mais notre planète est gouvernée par la raison et la loi ! Il ne suffit pas de s’autoproclamer Coronal pour le rester ! Avez-vous oublié, Confalume, que le Pontife détient l’autorité suprême, qu’il dispose de troupes au même titre que le Coronal et que ces troupes sont sous votre seul et unique commandement ?

— Oui, je sais, fit Confalume.

— Alors, faites-les intervenir ! Envoyez-les contre l’usurpateur !

Confalume leva la tête et le regarda longuement en silence.

— Si je le fais, Prestimion, déclara-t-il enfin d’un ton funèbre, nous ne pourrons éviter la plus sanglante des guerres.

— Croyez-vous ?

— J’ai consulté mes propres mages, répondit Confalume. Ils affirment qu’il y aura une résistance, que si la force est employée pour obliger Korsibar à rendre ce qu’il a pris, il répondra par la force. Ils en ont tiré de sinistres présages. Ayez pitié de moi, Prestimion !

— Pitié ? répéta Prestimion, surpris.

Puis la lumière se fit dans son esprit.

C’était folie de croire que le Confalume tassé derrière son bureau avait autre chose de commun que son nom avec le grand lord Confalume qui, pendant quatre décennies, avait régné sur Majipoor avec tant d’énergie et de panache. L’ancien Confalume n’était plus, anéanti en un instant par l’impensable trahison de son fils ; ce vieil homme pitoyable et brisé, ce débris, cette coquille vide possédait certes le titre de Pontife de Majipoor, mais il n’y avait plus aucune force en lui. Il s’était effondré de l’intérieur, comme un bel édifice à la charpente lentement rongée par la pourriture sèche, qui eût conservé une apparence de noblesse et de magnificence. L’énergie et la résistance pour lesquelles il était réputé l’avaient abandonné.

Prestimion comprit qu’aux yeux de Confalume la guerre civile était peut-être le seul moyen de panser la blessure béante ouverte dans le tissu social par l’impudence – la folie – de Korsibar. Mais le prix de la restauration de l’ordre serait presque à coup sûr la mort de son fils unique. Et Confalume n’était pas prêt à l’accepter.

En conséquence…

— Vous me demandez donc d’accepter cet acte criminel, de m’incliner devant Korsibar et de le reconnaître comme roi ?

— Je ne vois pas d’autre solution, Prestimion.

— C’est moi qui aurais dû être Coronal, pas Korsibar.

— L’annonce n’en a jamais été faite officiellement.

— Nierez-vous que telle était votre intention ?

— Non… non…, souffla Confalume, incapable de soutenir le regard ardent de Prestimion. Vous seriez devenu Coronal.

— Mais Korsibar l’est à ma place.

— Oui. Korsibar. C’est vous que j’aurais choisi, Prestimion, mais que puis-je faire ? Vous avez ma bénédiction. Et rien d’autre. Les dés sont jetés ; Korsibar détient le pouvoir.

Peu après, quand Prestimion eut réuni ses amis dans ses appartements, Gialaurys donna libre cours à sa fureur.

— Vas-tu les laisser te couvrir de honte et de ridicule, Prestimion ? lança-t-il d’une voix vibrante. Allons-nous vraiment devoir le supporter ? Si tu ne m’en avais pas empêché, je l’aurais jeté à bas de son siège, dans la Cour des Trônes, et je lui aurais arraché la couronne pour la placer sur ta tête !

— Combien étaient-ils contre trois hommes sans armes ? répliqua Prestimion d’un ton las.

— Et que compte donc faire le nouveau Pontife pour régler cette situation ? demanda Svor.

— Rien du tout. Il va se terrer dans le Labyrinthe et laisser Korsibar faire ce que bon lui semble.

— À ton avis, glissa Septach Melayn, était-il dans le secret de la conspiration ?

— Non, répondit Prestimion en secouant vigoureusement la tête. Il ne fait aucun doute que Confalume n’était au courant de rien. Il fut aussi surpris que toi et moi. Et cela l’a complètement détruit. Il suffit de regarder son visage ; c’est celui d’un homme brisé. J’ai vu aujourd’hui l’ombre de Confalume.

— Quoi qu’il en soit, poursuivit Septach Melayn en posant délicatement la main sur le bras de Prestimion, il détient l’autorité suprême. À nous de manœuvrer pour le gagner à notre cause. C’est un scandale inadmissible ! Nous ne pouvons le tolérer !

Ses yeux bleus et froids se firent brusquement durs et étincelants de colère ; deux plaques d’un rouge vif, se détachant sur la peau claire, se formèrent sur l’arête de ses pommettes saillantes et son habituelle expression d’ironie dédaigneuse céda la place à une fureur difficilement contenue.

— Nous irons le voir, Prestimion, toi et moi, nous le regarderons dans les yeux et nous lui ferons clairement comprendre qu’il doit immédiatement…