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— Contemplez et adorez ! criaient les fidèles.

De la poitrine des spectateurs s’élevait un cri en réponse.

— Nous contemplons ! Nous contemplons !

D’autres danseurs suivaient, aux mouvements frénétiques, saisis d’une fureur extatique, délirante, qui bondissaient d’un côté à l’autre de la rue comme si des langues de feu jaillissaient autour d’eux de la chaussée et poussaient des cris brefs, inarticulés, semblables à des jappements d’animaux affolés. Ils laissèrent la place à une paire d’imposants Skandars à la mine revêche portant entre eux, sur un gros poteau de bois, l’Arche des Mystères, qui passait pour renfermer les plus puissants et les plus sacrés des objets du culte, ceux qui ne devaient être montrés que dans les moments précédant la destruction de la planète.

Enfin, porté à bras d’hommes sur un palanquin resplendissant d’ivoire incrusté d’argent, le grand prêtre à l’aspect terrifiant, le Messager masqué des Mystères fermait le cortège. C’était un homme mince, entièrement nu, d’une taille phénoménale, dont la peau plissée était enduite de peinture noire d’un côté, dorée de l’autre ; son crâne était surmonté d’une tête sculptée de molosse à l’air furieux, aux yeux jaunes, au museau allongé de bête féroce, aux longues oreilles étroites pointant vers le ciel ; il tenait d’une main un bâton fin autour duquel s’entrelaçaient des serpents dorés au cou gonflé, aux yeux rouges et fixes, de l’autre un fouet en cuir.

À son passage, des cris de joie s’élevaient de la foule bordant l’avenue ; il donnait à chaque pas sa bénédiction à la multitude et faisait de loin en loin claquer son fouet vers les spectateurs. Et ils lui emboîtaient le pas, par centaines, par milliers, les citoyens ordinaires de Sisivondal, habituellement sérieux et travailleurs, riant à perdre haleine dans les transports extatiques, gambadant comme des fous, les bras en l’air, la tête rejetée en arrière, implorant des deux vides un signe de miséricorde. La salive coulait de leur bouche. Ils roulaient les yeux et, chez certains, seul le blanc était visible. Ils criaient : « Épargnez-nous ! Épargnez-nous ! » Mais ce qu’ils voulaient qu’on leur épargne ou de qui ils attendaient leur salut, bien peu dans cette foule grouillante amassée le long de Grand Alaisor Avenue eussent été en mesure de le dire. Personne, peut-être.

Le même jour, sur la côte occidentale d’Alhanroel, dans la ville de Sefarad, au sommet d’un promontoire balayé par les vents, un petit groupe de mages en chasuble safran, surplis de soie cramoisie et chaussures jaunes ouvraient la marche d’une procession vers la pointe connue sous le nom de Chaise de lord Zalimox, qui s’avançait en saillie au-dessus des eaux tumultueuses de la Mer Intérieure. Il y avait cinq hommes et trois femmes de l’espèce humaine, grands et hiératiques, au port noble et majestueux. Ils avaient le visage parsemé de taches de poudre bleue, les orbites enduites de peinture écarlate et tenaient de longs bâtons blancs taillés dans des côtes de dragon de mer ; sur toute leur longueur étaient gravés de mystérieux caractères passant pour être l’écriture des Dieux Antiques.

En un long cortège sinueux les habitants de Sefarad suivaient en murmurant des prières à ces anciennes divinités inconnues. En avançant d’un pas régulier vers la mer, ils faisaient sans discontinuer le signe du dragon de mer, imitant des doigts le battement des ailes volumineuses, les poignets fléchis pour reproduire la courbure du cou puissant.

Nombre de ceux qui suivaient les mages vers la Chaise de lord Zalimox étaient des Lii, les plus humbles des habitants de la ville, élancés, la peau gris-noir et grêlée, la tête plate, beaucoup plus large que haute, où trois yeux ronds luisaient comme des braises. Des gens simples, pêcheurs, cultivateurs, balayeurs ou vendeurs de saucisses, qui, depuis des siècles, considéraient les gigantesques dragons ailés des mers de Majipoor comme des êtres semi-divins. Pour eux, les dragons occupaient une place entre la population des mortels et les dieux qui avaient régné sur la planète géante avant de se retirer inexplicablement, il y avait très longtemps ; ils étaient convaincus que le jour viendrait où ces dieux reprendraient possession de ce qui leur appartenait légitimement. Par groupes de cinquante ou cent, les Lii de Sefarad s’empressaient de gagner la côte pour implorer leurs dieux disparus de hâter leur retour.

Mais, ce jour-là, ils étaient loin d’être seuls. La nouvelle s’était propagée qu’une troupe de dragons de mer devait s’approcher du rivage.

Un tel événement était surprenant, car les dragons, dans leur longue migration maritime, n’étaient que très rarement visibles dans ces parages ; l’idée que leur visite soit miraculeuse, que les immenses animaux soient, à leur manière, en mesure d’entrer en communication avec les mystérieuses divinités du passé dont les Lii entretenaient le souvenir s’était répandue comme une traînée de poudre parmi toutes les races de la ville. Humains, Hjorts, Ghayrogs et même une poignée de Vroons et de Su-Suheris, elles étaient toutes représentées dans le groupe de pèlerins qui gravissait la route rocailleuse menant à la plage.

De fait, des formes étaient visibles, au large qui pouvaient être des silhouettes de dragons, mais aussi bien autre chose.

— Je les vois ! s’écriaient les pèlerins, avec un ravissement mêlé d’incrédulité. C’est un miracle ! Les dragons sont là !

Peut-être étaient-ils là. Ces formes grises et arrondies semblables à des tonneaux ventrus flottant sur la mer ? Ces ailes sombres déployées ? Oui, des dragons. Peut-être. Peut-être juste des illusions d’optique causées par le brasillement de la mer et l’éclat du soleil sur la crête écumeuse des vagues.

— Je les vois ! Je les vois ! continuaient à crier les pèlerins, répétant la même phrase à en avoir la voix cassée, chacun cherchant désespérément à en convaincre son voisin.

Tout en haut du promontoire rocheux connu sous le nom de Chaise de lord Zalimox, les mages en chasuble safran et surplis de soie cramoisie levèrent l’un après l’autre leur bâton blanc d’os poli et le tendirent vers la mer en psalmodiant avec la plus grande solennité des mots d’une langue que nul ne comprenait :

— Maazmoorn… Seizimoor… Sheitoon… Sepp !

L’assemblée des fidèles réunis au bord de l’eau reprit en chœur les mêmes mots.

— Maazmoorn… Seizimoor… Sheitoon… Sepp !

Et de la mer immuable leur parvenait le grondement cadencé du ressac, portant des sons que les fidèles étaient libres d’interpréter comme bon leur semblait.

À Dulorn, l’éblouissante cité de pierre cristalline, qui avait l’éclat du diamant, bâtie dans l’ouest de Zimroel par les Ghayrogs à l’aspect reptilien, les attractions et les spectacles du Cirque Perpétuel avaient été suspendus en cette période troublée afin que l’énorme édifice cylindrique qui abritait le Cirque soit employé à des activités moins profanes. Tous les bâtiments de Dulorn étaient des constructions arachnéennes, étincelantes, qui frappaient l’imagination ; tous sauf celui-ci.

Mais le bâtiment du Cirque Perpétuel, à la périphérie orientale de la cité, était une sorte de tambour, simple et sans aucun ornement, haut de près de trente mètres et d’un diamètre d’une telle étendue qu’il pouvait aisément contenir un public de plusieurs centaines de milliers de personnes. Comme les Ghayrogs aux cheveux flexueux et à la langue fourchue ne dormaient que quelques mois dans l’année et étaient avides de divertissements le reste du temps, des représentations de spectacles de toutes sortes y avaient lieu : jongleurs, acrobates, troupes de clowns, animaux dressés, prestidigitateurs, lévites, gobeurs d’animaux vivants, tout ce que le public pouvait trouver distrayant ; une douzaine d’attractions ou plus avaient lieu en même temps sur la scène gigantesque, sans aucune interruption, à chaque heure du jour et de la nuit, et chaque jour de l’année.