Mais tout cela avait été momentanément arrêté, pour être remplacé par un cirque d’une tout autre nature. Dans cette cité d’une beauté unique et saisissante, la difformité avait pris depuis peu un caractère sacré et toutes sortes de monstres venus des régions les plus éloignées de Majipoor étaient exhibés sur la scène où la foule, qui leur vouait un culte passionné, les implorait d’intercéder auprès des puissances des ténèbres qui menaçaient la planète.
On y voyait donc, élevés au rang de demi-dieux, des pygmées et des géants, des demeurés et des squelettes humains, des bossus et des gnomes, toutes sortes de ratages génétiques, les tristes produits d’une infinité de naissances malheureuses. Les déformations les plus cauchemardesques s’y exhibaient, des monstres à l’aspect impensable, des êtres si bizarres que nul n’aurait osé les imaginer : humains, Ghayrogs, Skandars, Hjorts, aucune race n’étant épargnée, se serraient les uns contre les autres. Il y avait deux Ghayrogs rattachés l’un à l’autre des épaules au bas du dos, mais en sens inverse, tête-bêche ; une femme dont les bras sans os se tortillaient comme des serpents ; un homme dont la tête rougeoyante portait un bec d’oiseau orange, recourbé comme celui d’un milufta, mais encore plus férocement acéré ; un autre homme, au corps plus large que haut, ayant de petites nageoires fragiles en guise de bras ; un quatuor de Lii décharnés unis les uns aux autres par un long cordon ombilical noir ; un homme montrant un œil géant au centre du front ; un autre qui avait une seule jambe, semblable à un socle, partant des deux hanches ; un autre encore, dont les bras se terminaient par des pieds, et qui avait des mains à la place des pieds…
Ils apparaissaient tous successivement devant chaque secteur de la salle immense, car la scène tout entière flottait sur une nappe de vif-argent et effectuait un lent mouvement de rotation sur un axe invisible, faisant un tour complet en un peu plus d’une heure. Pendant une représentation normale, les spectateurs massés dans les gradins en rangées superposées qui s’élevaient en cercles concentriques jusqu’au plafond n’avaient qu’à rester sur leur siège et tout s’offrait à eux.
Mais il ne s’agissait pas d’une représentation. C’était un sacrement. Le public était donc autorisé à descendre des gradins et à monter sur la scène, ce qui, en temps ordinaire, n’était jamais permis. Une escouade de Skandars maintenait l’ordre, obligeant à coups cinglants de leurs longs bâtons la masse grouillante des adorateurs à former une seule file et les écartant prestement de la scène dès qu’ils avaient reçu la bénédiction de ceux qu’ils étaient venus voir. Lentement, patiemment, le public faisait la queue pour s’agenouiller devant telle ou telle créature difforme, touchant avec solennité qui un genou, qui un orteil, qui le bord d’une robe, avant de laisser la place aux suivants.
En cinq endroits seulement, disposés à équidistance sur la grande scène pour former les pointes d’une étoile géante, il existait un espace dégagé au milieu de la multitude des monstres et de leurs adorateurs. Ces cinq endroits avaient été dégagés pour des êtres sacrés entre tous, des androgynes, qui présentaient des caractères sexuels des deux sexes et symbolisaient ainsi l’unité et l’harmonie du cosmos, que tous les habitants de Majipoor, avec ferveur, souhaitaient préserver.
Nul ne connaissait l’origine des androgynes. D’aucuns prétendaient qu’ils venaient de Triggoin, la cité à demi mythique des confins septentrionaux d’Alhanroel, où ne vivaient que des sorciers. D’autres avaient entendu dire qu’ils venaient de Tilomon, de Narabal, de Ni-moya ou d’une autre cité de Zimroel. Certains disaient qu’ils arrivaient de Natu Gorvinu, au fin fond de Suvrael et d’autres encore affirmaient qu’ils étaient originaires d’une des grandes cités du Mont du Château ; mais, même si leur origine était un sujet de discussions passionnées, on considérait d’un commun accord qu’ils avaient été mis au monde en même temps par une sorcière qui les avait engendrés seule, sans l’aide de quiconque, en jetant simplement un puissant sortilège.
Les androgynes étaient de petits êtres frêles et blafards, pas plus grands que des enfants, mais dont le corps avait atteint son plein développement. Trois d’entre eux avaient un doux visage de femme, une poitrine formée, bien que de petite taille, et un appareil génital mâle bien développé. Les deux autres avaient le buste sec et musclé d’un homme, avec des épaules larges et une poitrine dure et plate, mais leurs larges hanches avaient un galbe féminin, leurs fesses et leurs cuisses étaient pleines et charnues, et il n’y avait pas trace entre leurs jambes des organes de la reproduction masculins.
Nus, impassibles, ils s’exhibaient tout le long du jour et toute la nuit sur les cinq pointes de l’étoile imaginaire qui les reliait sur la scène, protégés des mains avides de la multitude béante par un cercle de feu rouge et froid, une ligne de démarcation que nul n’osait franchir, et, à tout hasard, par des groupes de Skandars revêches armés de bâtons.
Les androgynes regardaient la foule qui défilait devant eux d’un air froid et indifférent ; silencieux distants, on eût dit des visiteurs d’un autre monde. Tout le long du jour et de la nuit, les craintifs habitants de Dulorn défilaient sans interruption au centre de la construction en forme de tambour, rendant hommage par milliers, par centaines de milliers aux monstres sacrés, les mains tendues pour implorer les androgynes insensibles, criant des prières d’une voix saccadée, assez perçante pour s’élever jusqu’au ciel, et le message qu’ils répétaient inlassablement était le même que celui qui, des rues de Sisivondal, s’élevait au firmament : « Épargnez-nous… Épargnez-nous…»
Beaucoup plus au sud, à la pointe méridionale du vaste continent de Zimroel, dans l’humide cité de Narabal, où l’hiver était inconnu et où la végétation se développait avec une folle exubérance dans une chaude atmosphère, lourde et étouffante, le culte des flagellants était prédominant. Des hommes en robe blanche zébrée de larges bandes jaunes parcouraient les rues en bondissant comme des possédés et en brandissant des épées, des massues et des couteaux. De loin en loin, ils s’arrêtaient, lançaient la tête en avant, de sorte que leurs longs cheveux leur couvraient le visage, et se mettaient à danser, d’abord sur un pied puis sur l’autre, tout en faisant pivoter frénétiquement leur cou et en se mordant sauvagement les avant-bras, sans aucunement montrer qu’ils souffraient, comme s’ils étaient insensibles à la douleur. Puis, les yeux illuminés de plaisir, ils lacéraient leur chair à coups de couteau ou présentaient leur dos nu à des femmes qui se jetaient sur eux avec un fouet fait de lianes de thokka entremêlées de chapelets de petits os de blave. Le sang coulait en abondance dans les rues de Narabal et se mélangeait à la pluie fine et continue qui l’entraînait le long des rigoles creusées dans le pavement. « Yamaghai ! Yamagha ! » criaient-ils interminablement. Nul ne savait ce que signifiaient ces mots, mais on leur attribuait un grand pouvoir, puisqu’ils immunisaient celui qui les prononçait contre la douleur de la morsure du couteau et du fouet. « Yamaghai ! Yamagha ! Yamaghai ! Yamagha ! »
C’est avec le sang du bidlak mâle qu’on espérait se purifier dans l’étincelante Ni-moya, la plus importante des cités du continent occidental, à onze mille kilomètres à l’est de la cristalline Dulorn. Les habitants se rassemblaient par centaines dans les sanctuaires souterrains de construction récente, tassés sous les grilles qui couvraient les salles humides et mal aérées, les yeux levés vers les mages en habit rituel de cérémonie, coiffés d’un casque doré surmonté d’une crête de plumes rouges, qui chantaient dans les rues au-dessus d’eux. Les bidlaks au pas lent et aux cuisses puissantes étaient amenés au-dessus des grilles, les grands couteaux jetaient un éclair, le sang coulait en longs filets brillants sur les adorateurs qui se pressaient, se bousculaient rudement dans leur avidité à recevoir le liquide purificateur sur leur visage levé et leur langue tendue, à le recueillir dans leurs mains en coupe pour s’en barbouiller la figure et en imprégner leurs vêtements. Avec des grognements de joie féroce, ils recevaient le sacrement qui leur faisait tourner la tête et les enflammait ; après quoi, ils se retiraient, tantôt en dansant, tantôt en titubant, tandis que d’autres prenaient leur place sous les grilles au-dessus desquelles on poussait de nouveaux bidlaks.