À Sippulgar, la cité dorée d’Alhanroel, sous le soleil de la côte de Stoien, à l’autre bout du monde, c’est vers le Temps, l’impitoyable serpent ailé à la tête de jakkabole vorace, dont le vol ne cesse jamais, que le peuple implorant se tournait. En gémissant, en priant, en chantant, on promenait son image par les rues, sur une plate-forme munie de roues, faite de peaux de volevant fraîchement tannées, tendues sur un cadre de bois de gabela d’un vert vif, avec l’accompagnement d’un tonnerre de timbales, de coups de cymbales assourdissants et du son rauque et perçant des cornes. Derrière les privilégiés qui tiraient la plate-forme du dieu venait la masse des bons citoyens de Sippulgar la dorée, en pagne et sandales, le corps brillant de sueur et de traînées de peintures criardes, le visage tourné fixement vers le ciel.
À Banglecode, sur les hauteurs du Mont du Château, ce que l’on redoutait par-dessus tout était la disparition imaginaire des lunes, plus particulièrement de la Grande Lune. Rares étaient les nuits où quelqu’un n’avait le sentiment que la clarté des lunes allait en s’estompant et ne se précipitait, l’air hagard, dans les rues pour hurler sa terreur contagieuse. Mais il existait à Banglecode des archimages spécialisés dans le soutien aux lunes. Quand la population commençait à envahir les rues en se lamentant sur leur disparition, ces mages apparaissaient dans un fracas de cymbales, avec force sonneries de trompette, en brandissant leur bâton sacré. « Chantez ! » criaient-ils, et le peuple chantait ; et petit à petit, insensiblement, les lunes semblaient retrouver l’éclat qu’on avait cru perdu et la foule s’en retournait, sans cesser de gémir, mais pleine de gratitude et de soulagement. Et la nuit suivante, tout recommencerait.
— C’est une époque troublée de notre histoire, ce temps des mystères et des prodiges, dit Kunigarda, la Dame de l’île du Sommeil.
La hiérarque Thabin Emilda, la plus proche des assistantes de la Dame dans le Temple Intérieur, acquiesça de la tête en soupirant ; ce n’était pas la première fois, depuis quelque temps, qu’elles avaient cette conversation.
La Dame de l’île du Sommeil avait la charge d’apporter chaque nuit le réconfort et la sagesse à des millions d’esprits endormis et il lui avait fallu, ces derniers temps, faire appel à toute la formidable énergie dont elle disposait pour maintenir la paix sur la planète. La Dame et ses acolytes utilisaient les antiques machines installées dans les vastes salles de pierre de l’île pour envoyer des messages apaisants, exhortant au calme, à la patience, à la confiance. Il n’y a aucune raison de s’inquiéter, faisaient-elles savoir à la population. Bien des Pontifes étaient déjà passés de vie à trépas sur Majipoor. Prankipin avait bien mérité son repos. Le Coronal lord Confalume était prêt à assumer ses nouvelles charges ; un nouveau Coronal le remplacerait, aussi compétent que Confalume l’avait été ; l’harmonie continuerait de régner, comme auparavant et pour toujours, jusqu’à la fin des temps.
Ainsi, nuit après nuit, la Dame Kunigarda s’efforçait de faire partager ce qu’elle savait. Mais tous ses efforts étaient vains, car elle rappelait, par son existence même, les changements à venir et les rêves qu’elle envoyait contribuaient à accroître l’inquiétude, par le simple fait qu’elle y était présente.
Le temps qu’elle avait passé en qualité de Dame de l’île se rapprochait de son terme inéluctable à mesure que la vie se retirait du Pontife. La tradition séculaire voulait que cette dignité revienne à la mère du Coronal, à défaut à son plus proche parent vivant de sexe féminin. La mère de lord Confalume était donc venue s’établir sur l’île du Sommeil dès l’accession de son fils au trône, mais le règne du Pontife Prankipin s’était prolongé si longtemps que la mère de lord Confalume était morte entre-temps et que la charge de Dame de l’île était revenue à Kunigarda, la sœur aînée du Coronal. Kunigarda l’occupait depuis déjà vingt ans. Mais il lui faudrait bientôt laisser la place à la princesse Therissa, la mère de lord Prestimion, le nouveau Coronal, et lui communiquer les secrets des machines de l’île avant de s’établir sur la Terrasse des Ombres, où les anciennes Dames achevaient leur existence. Tout le monde savait cela – c’était une cause supplémentaire d’incertitude et d’appréhension dans la population.
— Une chose est certaine, reprit la Dame en s’adressant à la hiérarque Thabin Emilda, la paix et la vérité l’emporteront. Le vieil empereur partira, le nouveau Coronal arrivera et la nouvelle Dame aussi ; peut-être y aura-t-il des difficultés, mais, à la longue, tout rentrera dans l’ordre. J’en suis convaincue, Thabin Emilda, de toute mon âme.
— Moi aussi, ma Dame, approuva Thabin Emilda.
Mais elle poussa un nouveau soupir et détourna la tête pour que la Dame ne puisse lire la tristesse et le doute dans ses yeux.
Ainsi, il était impossible de lutter contre cette vague de magie et de peur. Dans mille et une cités, des mages prenaient la parole pour déclarer avec assurance et véhémence : « Voici la voix du salut, voici les pratiques magiques qui restaureront la planète. » Et le peuple gémissant, effrayé, avide du salut, répondait : « Oui, oui, montrez-nous la voie. » Les observances différaient dans chaque cité, mais, au fond, c’était partout la même chose : processions et danses frénétiques, sons perçants des flûtes, furieuses sonneries des trompettes. Présages et prodiges. Commerce florissant des talismans, abominables et répugnants pour certains. Sang et vin coulant à flots et souvent mêlés. Fumées d’encens ; abominations ; psalmodies monocordes des maîtres des Mystères ; offrandes propitiatoires aux démons et adoration des dieux. Éclairs des couteaux sacrificiels et sifflements des fouets. Chaque jour apportait son lot de nouvelles bizarreries. Ainsi, dans cette époque fiévreuse, propice aux nouvelles croyances, les milliards de citoyens de la gigantesque planète attendaient la fin du règne du Pontife Prankipin et du Coronal lord Confalume, et l’avènement du Pontife Confalume et du Coronal lord Prestimion.
3
Les appartements où logeait le Coronal quand les circonstances exigeaient qu’il se rendît dans la capitale du Pontificat étaient situés au niveau le plus profond du secteur impérial du Labyrinthe, du côté opposé à la chambre isolée où se mourait le Pontife Prankipin. Dans le corridor sinueux que suivait le prince Korsibar pour gagner les appartements de son père, une haute silhouette anguleuse sortit lentement de l’ombre, sur sa droite.
— Auriez-vous l’obligeance, prince, de m’accorder un moment ?
Korsibar reconnut en l’homme qui l’abordait le froid et distant Sanibak-Thastimoon, un membre de la race des Su-Suheris, qu’il avait admis dans le groupe de ses conseillers les plus proches : son mage personnel, chargé de lire dans l’avenir et d’éclairer le destin.