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— Le Coronal m’attend, répondit Korsibar.

— Je comprends, Votre Seigneurie. Je ne vous demande qu’un moment.

— Euh !…

— Cela pourrait être pour vous du plus grand intérêt.

— Un moment, dans ce cas, Sanibak-Thastimoon. Rien qu’un moment. Où ?

Le Su-Suheris indiqua une porte entrebâillée ouvrant sur une pièce sombre, de l’autre côté du corridor. Korsibar acquiesça de la tête et le suivit. Ils entrèrent dans une sorte de réserve, basse de plafond, exiguë, qui sentait le renfermé, encombrée d’outils et de matériel d’entretien.

— Un local de service, Sanibak-Thastimoon ?

— C’est un endroit pratique, répondit le Su-Suheris en fermant la porte.

Pour tout éclairage, une veilleuse émettait une lueur diffuse. Korsibar faisait grand cas des conseils de Sanibak-Thastimoon, mais il ne s’était jamais trouvé si près de lui et il en éprouva un vague malaise, proche de la défiance. Le corps élancé du Su-Suheris à deux têtes le dominait d’une bonne quinzaine de centimètres, une situation que le prince aux longues jambes n’avait que rarement connue. Une odeur sèche et piquante émanait du sorcier, rappelant celle de feuilles mortes brûlées par une chaude journée d’automne et qui, sans être désagréable, avait dans cette atmosphère confinée une force oppressante.

L’arrivée des Su-Suheris sur Majipoor était relativement récente. Le fruit, en majeure partie, d’une politique mise en œuvre une soixantaine d’années auparavant, dans les premiers temps de l’accession au pouvoir du Coronal lord Prankipin, qui avait ouvert une période d’immigration accrue aux races non humaines sur la planète géante. Les Su-Suheris avaient une silhouette mince et longue, une peau lisse, un visage glabre. De leur corps tubulaire, un cou fin comme une baguette s’élevait sur une trentaine de centimètres et se divisait en forme de fourche, dont les deux parties se terminaient par une tête étroite et fuselée. Korsibar doutait de jamais se sentir parfaitement à son aise devant leur étrange apparence. Mais, pour l’époque, c’eût été folie de ne pas avoir dans son entourage un ou deux nécromanciens dignes de confiance et il était de notoriété publique que les Su-Suheris avaient des dons exceptionnels en matière d’oracle, de nécromancie et de divination, entre autres spécialités.

— Alors ? demanda Korsibar.

C’était en général la tête de gauche qui parlait, sauf lorsque le Su-Suheris faisait une prophétie. Il employait dans ce cas la voix froide et précise qui sortait de celle de droite. Cette fois, les deux têtes parlèrent en même temps, parfaitement synchrones, mais avec un intervalle d’une demi-octave.

— Des nouvelles inquiétantes ont été portées à l’attention de votre père.

— Suis-je en danger ? Et, si c’est le cas, pourquoi ces nouvelles lui seraient-elles parvenues avant de me parvenir, Sanibak-Thastimoon ?

— Il n’y a aucun danger pour Votre Seigneurie. Si vous prenez soin de ne pas susciter d’inquiétude dans le cœur de votre père.

— Une inquiétude de quelle nature ? fit sèchement Korsibar. Expliquez-vous.

— Vous souvenez-vous de cet horoscope que j’ai tiré pour vous, il y a quelques mois, qui indiquait que l’avenir vous réservait de grandes choses ? « Vous ébranlerez le monde, prince Korsibar », voilà ce que j’ai annoncé. En avez-vous gardé le souvenir ?

— Naturellement. Qui oublierait une prophétie comme celle-là ?

— La même prédiction a récemment été faite par un des augures de votre père. Mot pour mot, ce qui constitue une confirmation de poids. « Il ébranlera le monde. » Cela a répandu un trouble profond dans l’âme du Coronal. Lord Confalume envisage de se retirer sous peu du monde actif ; il ne verrait pas d’un bon œil qu’on l’ébranlât. Je tiens cela de sources dignes de foi, dans l’entourage même de votre père.

Korsibar chercha à regarder le sorcier au fond des yeux ; mais il était exaspérant de ne pas savoir laquelle des paires d’yeux émeraude au regard glacial il convenait de fixer. Et de devoir lever tellement la tête.

— Je ne vois pas en quoi une prophétie de ce genre est susceptible de l’inquiéter, déclara-t-il d’une voix crispée. Je ne veux pas lui causer d’ennuis ; il le sait. Comment le pourrais-je ? Il est mon père ; il est mon roi. Si par le fait que j’ébranle le monde on entend que j’accomplirai un jour de grandes choses, je ne puis que m’en réjouir. Je n’ai jusqu’alors rien fait d’autre que chasser, chevaucher de rapides montures, manger, boire et jouer, mais apparemment, s’il faut en croire votre horoscope, je suis sur le point de réaliser quelque chose d’important. S’il en est ainsi, tant mieux pour moi ! Je conduirai une expédition maritime d’une côte de la Grande Mer à l’autre ; je m’enfoncerai dans le désert et je découvrirai le trésor perdu des Changeformes qui y est caché ; ou peut-être que je… Qui sait ? Pas moi, en tout cas. Quoi que je fasse, ce sera mémorable. Lord Confalume devrait en être ravi.

— Ce qu’il redoute, j’imagine, est que Votre Seigneurie fasse quelque chose d’irréfléchi et de déraisonnable dont la planète aurait à pâtir.

— Vraiment ?

— C’est ce qu’on m’a affirmé.

— Il me considère donc comme un jeune homme téméraire ?

— Il a une foi profonde dans les oracles.

— Comme tout un chacun. « Il ébranlera le monde. » Soit. En quoi cela mérite-t-il une interprétation aussi pessimiste ? Le monde peut être ébranlé de différentes manières, bonnes ou mauvaises, vous savez. Je ne suis pas un séisme qui jettera à bas le château de mon père et lui fera dévaler les pentes du Mont. Ou bien me cachez-vous quelque chose dont j’ignore tout ?

— Je tenais seulement à vous prévenir que votre personne et vos intentions sont des sujets d’inquiétude pour le Coronal, qu’il risque de vous poser des questions difficiles et embarrassantes, et qu’il serait souhaitable, quand vous serez en sa présence, de faire en sorte de ne pas lui donner matière à suspicion.

— Suspicion de quoi ? s’écria Korsibar, exaspéré. Je n’ai pas de mauvaises intentions ! Je suis un homme simple et droit, Sanibak-Thastimoon ! J’ai la conscience en paix !

Le Su-Suheris n’avait rien à ajouter. Il haussa les épaules, un geste qui consistait pour lui à abaisser son long cou fourchu à mi-hauteur de sa poitrine et à replier les six doigts de ses mains sur les poignets. Les quatre yeux verts s’opacifièrent ; les bouches sans lèvres, minces comme des fentes, aux angles aigus demeurèrent obstinément closes. Il était inutile d’insister.

Vous ébranlerez le monde.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Korsibar n’avait jamais rien voulu ébranler. Toute sa vie, il n’avait désiré que des choses toutes simples : parcourir les Cinquante Cités du Mont du Château en quête de tel ou tel plaisir, suivre dans des régions reculées la piste des animaux féroces qu’il aimait traquer, jouer au palet, faire des courses de chariot et passer les longues nuits au Château, à boire et ripailler avec ses compagnons. Que pouvait lui offrir d’autre la vie ? Il était un prince de sang royal, certes, mais, ironiquement, cette filiation lui interdisait de devenir plus que ce qu’il était, car jamais le fils d’un Coronal n’avait été autorisé à succéder à son père sur le trône.

La tradition séculaire voulait que le nouveau monarque fût choisi par adoption ; il en avait toujours été ainsi, il en serait toujours ainsi. Quand, dans une semaine ou plus tard, lord Confalume serait enfin élevé au pontificat, il ferait officiellement de Prestimion de Muldemar son fils et héritier, et Korsibar, la chair de sa chair, serait relégué dans quelque vaste et noble domaine, sur les hauteurs du Mont. Il y passerait le reste de ses jours, comme il avait passé les deux premières décennies de sa vie, à mener une existence confortable et oisive parmi les autres princes pensionnés du royaume. Tel était son destin ; tout le monde le savait. Il en était conscient depuis l’enfance, depuis qu’il avait compris que son père était un monarque. Qu’est-ce qui poussait Sanibak-Thastimoon à lui brouiller les idées avec cette absurde prédiction ? Pourquoi, à ce propos, l’austère et froid sorcier l’incitait-il, ces derniers temps, à chercher au-delà des agréments de sa vie de luxe et d’oisiveté un accomplissement plus noble ? Sanibak-Thastimoon devait en comprendre l’impossibilité.