La jeune Mme Ricard ne semblait pas attendre quelqu’un ou se disposer à descendre avant l’arrivée à Bordeaux. Elle s’était étendue sur la banquette et sommeillait avec un calme, une tranquillité qui faisait envie à Juve. »
« Dieu qu’elle dort bien, pensait-il, et comme je voudrais pouvoir en faire autant.
Mais Juve était la conscience même. Pour rien au monde il ne se serait laissé aller au sommeil.
À six heures du matin, le train traversa la Gironde. Juve se secoua de la torpeur qui, malgré lui, l’avait quelque peu envahi.
— Ah ça, que va-t-il se passer ? grommela-t-il.
Et désormais, cependant, il demeurait coi dans son compartiment, prêtant l’oreille.
Alice s’était réveillée. Il l’entrevit qui passait dans le couloir, allait au lavabo, revenait à sa place, puis, quelques instants plus tard, le train entra en gare de Saint-Jean, à Bordeaux.
Juve, prudemment, laissa descendre la voyageuse, se demandant quelle allait être désormais sa décision. Alice Ricard, ayant remis son billet, ne quitta pas la gare, mais se dirigea vers le bureau de l’hôtel Terminus.
Juve la suivit des yeux de loin. Il était furieux de ne rien avoir emporté lui permettant de se grimer, de se donner une allure quelconque afin de n’être pas reconnu d’Alice Ricard.
La jeune femme, cependant, venait de dire quelques mots au bureau, puis l’ascenseur de l’hôtel l’enleva.
Juve hésita quelques instants dans le hall.
« Comment savoir où elle va ? » se demandait-il.
Le policier, en effet, ne voulait pas attirer l’attention sur lui, ni se faire connaître aux gens de l’hôtel. Alice Ricard avait laissé sa valise et, quelques instants après, Juve eut la satisfaction d’entendre le portier galonné qui disait à un garçon :
— Montez ce colis à la dame du 44 qui vient d’arriver.
— Bon, fit Juve, Alice est au 44.
Le policier s’approcha du bureau de l’hôtel et remarqua qu’au mur, était suspendu un plan détaillé de l’immeuble.
Il y chercha le 44 et constata que la pièce était au premier étage au-dessus de l’entresol, et que, de part et d’autre de cette chambre, se trouvaient les numéros 42 et 46.
La décision de Juve, dès lors, était prise. Il se rendit à la Caisse :
— Voulez-vous me donner une chambre ? demanda-t-il. Se préférence le numéro 42 ?
L’employée considéra son livre, et par-dessus ses lunettes, regarda son client :
— L’avez-vous retenue ?
— Ma foi non.
— Parce que cette chambre est retenue depuis hier.
— Alors, poursuivit Juve dont le cœur battait, pouvez-vous me donner le 46 ? Je suis habitué à cette chambre car je descends très souvent chez vous.
La caissière eut un petit sourire aimable :
— Nous en sommes très heureux, monsieur, fit-elle.
Puis elle sonna un garçon :
— Conduisez monsieur au 46.
Juve était à peine arrivé dans la pièce voisine de celle qu’occupait Alice Ricard, qu’il faisait monter le chasseur et lui donnait un mot pour le receveur des postes.
Le policier informait ce fonctionnaire de sa qualité, de sa présence à Bordeaux, et demandait qu’on voulût bien lui faire suivre immédiatement toutes les dépêches qui pourraient venir à son nom au télégraphe restant.
Juve, demeuré seul dans sa chambre, ne perdait pas son temps. Il s’était rendu compte, à l’examen des murs, qu’une légère cloison le séparait de la pièce occupée par Alice Ricard. Et, sans la moindre vergogne, Juve, sortant de sa poche une petite vrille, perça avec précaution un trou dans ce mur. Puis, lorsqu’il eut réussi à créer cette communication entre les deux appartements, il colla son œil au trou qu’il venait de faire.
Il ne pouvait pas apercevoir la pièce entière par cet orifice, mais, néanmoins, de temps à autre, une silhouette passait devant lui : celle d’Alice Ricard.
Juve constata d’abord que la jeune femme avait enlevé son chapeau, le grand manteau dont elle était enveloppée, puis il s’aperçut ensuite que, peu à peu, elle se dévêtait.
« J’ai l’air d’un satyre, pensait Juve. Dieu sait pourtant… »
Il s’interrompit, jura tout bas :
— C’est bien ma veine !
Alice Ricard, en effet, désormais déshabillée, avait dû se coucher, elle avait tiré les rideaux pour se protéger contre la lueur du jour et avait éteint l’électricité un instant allumée.
Juve colla son oreille à l’orifice qu’il avait préparé. À force d’attention, au bout de quelques minutes, il entendit, dans le silence absolu qui régnait, le bruit d’une respiration calme et régulière. Alice s’était couchée, elle dormait. Heureuse Alice.
Mais Juve était brusquement arraché à ses observations. On frappait à la porte, c’était un télégraphiste. Il tendait un petit bleu au policier. Celui-ci s’en empara et lut fébrilement.
Le télégramme venait du Havre et il émanait de la Sûreté locale, il était ainsi conçu :
Avons été prévenus trop tard, Ricard embarqué sur paquebot Aquitaine, navire côtier à destination de Bordeaux avec arrêt en cours de voyage ; avons télégraphié vos instructions aux escales.
Juve, après avoir relu la dépêche, se mit à la commenter :
« Bien, pensa-t-il, je commence à prévoir ce qui va se passer. Fernand Ricard s’est embarqué sur ce paquebot pour venir rejoindre sa femme ici. Drôle d’itinéraire, évidemment, mais enfin, ça le regarde. »
Il ajouta :
« Ceci me confirme dans cette opinion que les deux lettres que j’ai trouvées n’étaient que de la mise en scène, destinée à égarer les recherches de la justice. Bon, qui vivra verra. Il me semble que désormais je vais pouvoir faire comme ma voisine et prendre un peu de repos. »
Le policier, toutefois, voulait au préalable s’assurer de l’arrivée éventuelle de l’Aquitaine à Bordeaux. Et il sonna pour demander au garçon :
— Le Journal de la Marine, s’il vous plaît ?
Lorsqu’il fut en possession de la feuille, Juve vit que l’Aquitaine était attendue à Bordeaux vers trois heures de l’après-midi, le vendredi 27.
— Nous avons, fit-il, deux jours devant nous, diable ! Ce séjour ne va pas être amusant, si Alice Ricard passe son temps à dormir dans sa chambre !
Juve qui bâillait à se décrocher la mâchoire, alla s’étendre sur son lit.
Il y était à peine depuis cinq minutes, que l’on frappait à sa porte. C’était une autre dépêche.
— Zut, grommela le policier, voilà le jeu des petits papiers qui commence. Pourvu que cela continue, je ne fermerai pas l’œil.
Il déchira cependant fiévreusement le pointillé et, cette fois, une profonde stupéfaction se peignit sur son visage. La dépêche qu’on lui avait apportée émanait de la Sûreté de Cherbourg. On lui disait :
Avons visité cette nuit paquebot Aquitaine, voyageur Ricard pas à bord, disparu, sa valise retrouvée dans cabine qu’il n’a pas occupée. Supposons accident ou suicide.
— Ah nom de nom de nom ! jura Juve. Cet animal-là se serait donc tué comme l’annonçait sa lettre ? Voilà qui n’est pas ordinaire.
Juve n’avait pas le temps de se faire de longues réflexions, il venait de s’étendre à nouveau sur son lit. Il en fut encore arraché, on sonnait de nouveau :
— C’est abominable ! grogna-t-il. Je vais dire qu’on me foute la paix !
— Une dépêche, monsieur, fit le jeune employé.
— Donne, petit.
Juve déchirait le pointillé. Il sursauta, le télégramme était de Fandor, il lui avait été adressé de Vernon, à Paris, puis son vieux domestique Jean l’avait fait suivre jusqu’à Bordeaux.