Fandor disait à Juve :
Je file Ricard, et je ne le lâche pas d’une semelle.
« Ouais, se dit Juve, tout cela c’est très joli, mais la situation s’embrouille, et je n’y comprends plus rien. Ricard est-il vivant ou mort ? Fandor l’a-t-il perdu ou retrouvé ? Ah zut, je n’en sors pas ! »
26 – LE VRAI BARABAN
Un bruit insolite arracha Juve au sommeil. Le policier était étendu sur son lit, il se redressa, regarda sa montre :
— Quatre heures, constata-t-il.
Puis, il écouta. Les bruits qui l’avaient éveillé venaient de la chambre voisine, de celle occupée par Alice Ricard.
Juve prêta l’oreille, et, comme une simple cloison le séparait de la pièce occupée par la jeune femme, il l’entendit nettement se lever. Elle aussi sans doute se réveillait. Quelqu’un, au bout d’un instant, vint frapper à sa porte. C’était une femme de chambre, à laquelle la voyageuse demandait :
— Faites-moi donc apporter quelque chose, du thé, de la viande froide.
Puis Alice Ricard ajoutait :
— À quelle heure arrive le train de Paris ?
— Je crois que c’est à six heures moins le quart, madame.
— Bien, fit Alice. Vous me monterez également des journaux.
« Cinq heures quarante-cinq, se disait Juve. Alice Ricard s’intéresse à l’arrivée du train de Paris », et il conclut : « Je vais m’y intéresser aussi. »
Juve, en tout point, alors, imita la jeune femme.
Elle avait éprouvé le besoin de prendre quelque chose et Juve, à ce moment, se sentit une fringale terrible.
Il se commanda un demi-poulet, une bonne bouteille de vin. Puis, lorsqu’il eut terminé ce repas, à peu près en même temps qu’Alice Ricard, de l’autre côté de la cloison, Juve se mit à fumer des cigarettes sans interruption. Le temps passait, mais lentement. Et le policier regardait l’heure avec anxiété, trouvant que les aiguilles marchaient trop lentement.
La chambre qu’il occupait, comme celle d’ailleurs de la mystérieuse jeune femme, ne donnait point, ainsi que certains appartements de l’hôtel Terminus, sur la gare elle-même, Juve, dans ce cas, aurait pu se distraire au mouvement perpétuel des trains qui vont et viennent dans la gare Saint-Jean. Mais, il n’avait pas cette bonne fortune et sa fenêtre s’ouvrait sur la place, où viennent sans arrêt d’ailleurs, s’aligner les tramways électriques qui font le service du Cours de l’Intendance et réciproquement.
Le soleil dardait sur cette place à peu près déserte, sauf aux heures des arrivées et des départs.
Et le policier en était réduit, pour s’occuper, à compter les passants, sans oser toutefois se mettre au balcon, par crainte que la même idée ne vînt à Alice Ricard et qu’il ne se trouvât soudain obligé d’avoir, avec la nièce de l’oncle Baraban, un tête-à-tête qu’il eût estimé prématuré, assurément.
Juve, cependant, prenait de l’espoir :
À six heures moins le quart, en effet, le policier entendit de sourds grondements qui allaient en s’accroissant, puis des coups de sifflet retentirent, puis des éclats de voix, des appels proférés par les employés, qui s’élevaient au loin, sous la voûte sonore de la gare.
Assurément, le train venait d’arriver.
Quelques minutes encore s’écoulèrent. Alice Ricard n’avait pas bougé de sa chambre. Bientôt, des pas furtifs retentirent dans le couloir, un coup discret fut frappé à la porte de la chambre occupée par la jeune femme. Celle-ci fut ouverte, puis refermée aussitôt. Juve s’empressa à son poste d’observation, colla son œil au trou qu’il avait ménagé dans la boiserie.
Le policier ne vit rien tout d’abord, car le personnage, qui venait d’arriver assurément et qui était attendu par Alice Ricard, se tenait avec celle-ci à l’entrée de la pièce. Juve, cependant, entendit des bruits de baisers, puis quelques mots tendres :
— Ma chérie !
— Te voilà, quelle chance qu’il ne te soit rien arrivé.
Les deux interlocuteurs s’embrassèrent encore, puis Juve entendit une voix d’homme, peu facile à reconnaître, peu perceptible d’ailleurs, qui proférait :
— Dépêchons-nous ! Il faut que je fasse une toilette complète, heureusement que tu es prête.
— Qu’allons-nous faire ? demandait Alice Ricard.
La voix répondait :
— Nous dépêcher de partir d’ici. Le Sud-Express traverse Bordeaux dans une heure et demie environ, nous allons le prendre [16]. J’ai retenu deux places et, ce soir, avant minuit, nous serons sauvés, libres, en Espagne. C’est de là que nous agirons.
« Oh, oh, se dit Juve qui entendait l’inconnu développer ce programme, voilà qui est fort bien combiné, mais on ignore trop que je suis là. »
Juve se posait une question qu’il ne pouvait résoudre :
« Avec qui peut-elle bien parler ? » se demandait-il.
Par moments, il croyait reconnaître la voix de cet homme que la jeune femme avait si cordialement accueilli, puis, par instants aussi, il lui semblait que l’interlocuteur d’Alice avait un timbre de voix totalement inconnu.
« Il est vrai, pensait Juve, que, placé comme je suis pour écouter, il me serait impossible de reconnaître une voix déjà entendue. Car ce petit trou par lequel me parviennent les sons, déforme les bruits, chaque fois que la cloison vibre. »
La cloison vibrait, en effet, à chaque mouvement que faisaient dans leur chambre les voisins de Juve.
Le policier, profitant de ce qu’on se taisait dans la pièce, remplaça son oreille par son œil et regarda, cherchant à voir. Le trou se trouvait situé à environ un mètre soixante au-dessus du sol. À un moment donné, Juve, qui observait, ne put réprimer un tressaillement de joie.
— Oui ! murmura-t-il, ça y est, je tiens mon Baraban !
En effet, un homme venait de passer devant le trou percé dans la muraille. Juve n’avait vu que le haut de son corps, ses épaules et sa tête, mais cela suffisait pour l’identifier. Le personnage portait un veston à carreaux noirs et jaunes, un faux col très blanc, très glacé, mais ce qu’il y avait en lui de caractéristique, c’était sa chevelure et la coupe de sa barbe. Il avait des cheveux tout blancs, une barbe blanche également rasée au menton, ne comportant que les favoris et la moustache.
Assurément, c’était là Baraban. Juve le reconnaissait à merveille, car il avait, gravé dans la mémoire le portrait du vieillard tel qu’il l’avait trouvé chez lui, rue Richer. Il en avait même une photographie sur lui, il la regarda à nouveau pour bien se convaincre et se déclara :
— Le moindre doute est impossible, c’est Baraban et c’est le vrai.
Désormais Juve se rendait parfaitement compte que le Baraban qu’il avait vu, quelques semaines auparavant, débarquer du train à Vernon au moment où on arrêtait les Ricard, était plus grand et plus fort que le véritable locataire de la rue Richer.
Oui, le Baraban qui était venu à Vernon, c’était celui que pistait Juve rue Richer, et qu’il reconnaissait pour être Fantômas. Mais, celui qui se trouvait désormais dans la chambre d’Alice, c’était le vrai Baraban, l’homme que l’on recherchait en vain depuis si longtemps, l’homme que la police entière avait cru victime d’un assassinat, alors que Juve, à de rares déceptions près, avait toujours prétendu que celui-ci avait disparu dans le but de dissimuler une intrigue, une fugue amoureuse.
D’ailleurs, l’attitude qu’il avait avec Alice Ricard était probante. C’étaient bien un amant et sa maîtresse que Juve entendait désormais bavarder familièrement dans un bourdonnement confus, cependant qu’ils interrompaient leur entretien, de temps à autre, par des bruits de tendres baisers et par des silences significatifs.
Juve triomphait. Sa thèse avait été la bonne, et avant le soir, il l’aurait démontré. Que lui restait-il à faire désormais si ce n’était d’arrêter Baraban, arrêter Alice, les faire tous les deux s’expliquer ?