Cependant le policier et le journaliste poussaient chacun une exclamation de triomphe.
— Ricard ! hurla Fandor.
Quant à Juve, il criait :
— Baraban !
Et l’événement était assez extraordinaire, en effet, car, si le personnage qui se trouvait avec Alice était bien tel que l’avait décrit Fandor, il répondait également au signalement que Juve venait d’en donner.
L’homme qui se trouvait avec Alice Ricard était vêtu d’un complet à carreaux noirs et jaunes, mais il avait une chevelure toute blanche, et de grands favoris blancs également.
La jeune femme, lorsque avaient surgi les deux hommes, était devenue livide, puis chancelante, elle se laissa tomber sur un fauteuil.
Quant à son extraordinaire compagnon, il demeura immobile, figé sur place, abasourdi. .
En l’espace d’une seconde, cependant, Juve et Fandor s’étaient précipités sur lui. Tandis que le journaliste lui empoignait les mains, Juve, sans vergogne, le prenait aux cheveux.
Or, la chevelure lui restait aux mains, les favoris s’arrachaient également. Sous la perruque blanche, sous la fausse barbe, apparurent les traits de Fernand Ricard.
Cinq minutes après, Alice Ricard et son mari étaient assis l’un en face de l’autre, les menottes aux mains. Fandor s’était un peu écarté, il regardait avec ébahissement Juve qui se livrait à une besogne singulière.
L’arrestation s’était effectuée pour ainsi dire instantanément, et, au cours de cette opération violente, les quatre personnages n’avaient pas échangé une parole. Juve, désormais impassible, s’était agenouillé sur le plancher. Il avait sorti son carnet de sa poche, un mètre souple, et il prenait des mesures très minutieuses sur les bottines de Fernand Ricard qui le regardait faire avec stupéfaction.
Fandor pensait, réprimant une violente envie de rire :
« On dirait qu’il va solliciter une commande de chaussures. »
Le journaliste, toujours gouailleur, poursuivait :
« Non, il lui prend mesure d’un costume, maintenant. »
Juve, en effet, avait fait un signe à son prisonnier, et, docilement, Fernand Ricard s’était levé. Le policier alors, à la manière d’un tailleur, releva les mesures du mari d’Alice. Il prenait sa largeur d’épaules, la hauteur de son pantalon, son tour de taille. Lorsqu’il eut fini de noter ces chiffres, l’inspecteur de la Sûreté les compara avec d’autres chiffres inscrits sur son calepin.
Au fur et à mesure qu’il procédait ainsi, son visage devenait rayonnant.
Enfin, lorsqu’il eut terminé, Juve se tourna vers Fandor et lui déclara simplement :
— Ça y est. L’identification est absolue, le vrai Baraban et Fernand Ricard n’ont jamais fait qu’un seul et même personnage, je viens d’en acquérir la preuve.
Juve, en effet, avait comparé les mensurations du courtier en vins avec celles qu’il avait relevées au domicile de l’oncle Baraban, sur les vêtements et les chaussures retrouvés lors de la découverte du pseudo crime.
Cependant que Fandor se demandait à quoi on allait aboutir, Juve, de plus en plus impassible, s’installa dans un fauteuil et dit à Fernand Ricard :
— Maintenant, monsieur, veuillez vous expliquer. Je vous préviens qu’il me faut la vérité tout entière.
Le pauvre Fernand Ricard faisait peine à voir, tant il était anéanti. Le courtier en vins s’était recroquevillé sur lui-même, de grosses gouttes de sueur perlaient à son front, il jetait des yeux de bête traquée sur son entourage et considérait, navré, sa femme prostrée dans un fauteuil en face de lui.
Alice souffrait évidemment des menottes qui lui avaient été passées un peu brutalement, ses poignets se congestionnaient.
— Monsieur, articula d’une voix larmoyante Fernand Ricard, en s’adressant à Juve, ayez pitié de ma femme, je vous en supplie.
Et il lui désignait la malheureuse d’un air si triste, que le policier s’apitoya, en effet. Juve se leva :
— Je veux bien enlever les menottes de Mme Ricard, à la condition, monsieur, que vous ne nous cachiez rien de ce que nous devons savoir.
— Je vous jure, déclara le courtier en vins, que vous aurez satisfaction.
Juve, aussitôt, libérait la malheureuse femme dont les yeux s’emplissaient de larmes. Fandor pensait :
« Ils n’ont pas l’air bien méchants. On dirait des moutons qu’on mène à l’abattoir. »
Fernand Ricard jeta un regard reconnaissant sur Juve et d’une voix brisée, il commença :
— Eh bien, voilà, monsieur, toute l’affaire, elle est bien simple. Alice et moi, nous sommes de pauvres gens, je me donne du mal pour gagner notre existence et j’y parviens médiocrement. Néanmoins, nous avons, l’un et l’autre, soif de bien-être et soif de bien vivre. Quand on n’a pas d’argent, il faut avoir des idées, et j’ai songé à faire une combinaison que je vais vous expliquer. Vous savez comment procèdent souvent les compagnies d’assurances : on assure une personne quelconque pour une somme déterminée, et lorsque cette personne vient à décéder, celui qui paie la prime touche le bénéfice de l’assurance. J’ai imaginé de créer de toutes pièces un personnage, un parent que, dès le premier jour de sa naissance, j’ai condamné à mort. C’était l’oncle Baraban. Monsieur Juve, l’oncle Baraban n’a jamais existé, ou pour mieux dire, il n’a existé que sous ma personnalité. Un beau jour, j’ai été trouver la compagnie d’assurances et je lui ai dit : « Je veux souscrire une assurance sur la vie pour mon oncle, M. Baraban, qui demeure, 22, rue Richer. J’en veux pour cent mille francs et je paierai les primes, à condition qu’à la mort de mon oncle, ce capital me soit versé. » On m’a répondu : « C’est une affaire entendue », et, pendant trois années consécutives, je me suis saigné à blanc pour effectuer les versements auxquels je m’étais engagé. J’avais mon plan tout bâti dans ma tête. L’oncle Baraban allait disparaître un jour, et pour que cela soit vraisemblable, il fallait le faire connaître à diverses personnes. J’ai donc loué à Paris, sous ce nom, le petit appartement que vous connaissez, rue Richer. Je m’étais entre-temps entraîné à me faire une tête de vieillard avec des cheveux blancs et des favoris. J’avais appris l’allure d’un homme d’âge et je finissais par marcher comme eux à volonté. Je n’ai pas tardé à être connu dans le quartier. Je voulais faire passer l’oncle Baraban pour un fêtard, car, lorsque les fêtards sont assassinés, on ne retrouve jamais leur meurtrier, de même qu’on ne retrouve jamais les assassins des demi-mondaines. Les uns et les autres vont dans de tels milieux, que tout peut arriver. Il fallait que je fasse la noce, pour bien camper mon personnage. Tromper ma femme, faire la noce tout seul, monsieur ? Non, je ne le voulais pas, et alors, il m’est venu l’idée de faire passer Alice pour la maîtresse de son oncle, et c’est ainsi qu’on nous a rencontrés dans les restaurants de nuit. Nous nous sommes même amusés quelquefois à aller coucher au Nocturn-Hôtel, comme des amoureux de rencontre.
Un éclat de rire retentissait, interrompant le récit de Fernand Ricard. C’était Fandor qui s’esclaffait. Le journaliste s’amusait prodigieusement.
— C’est un vrai roman, ne put-il s’empêcher de dire, et j’en ferai vingt mille lignes, quand j’aurai le temps.
Mais Juve, sévèrement, toisait Fandor :
— Tais-toi ! fit-il.
Et, se tournant vers Fernand Ricard, il l’invita à continuer :
— J’ai compris, fit le policier, arrivons-en à la mise en scène du crime.
Fernand Ricard rougit :
— Voilà, avoua-t-il, où l’histoire a commencé à devenir mauvaise pour nous. Nous avions tout combiné pour faire croire que l’oncle Baraban avait été assassiné chez lui, puis que son cadavre avait été emporté par les meurtriers. C’est pour cela que, dans l’après-midi, j’avais fait livrer une grande malle jaune, que nous avons démolie rue Richer et dont Alice avait emporté les morceaux dans sa valise.