Théodore avait peur d’être en retard ; il frémissait à la pensée qu’il pourrait manquer le rapide. Cela prouvait tout simplement son impatience, car il arrivait à quatre heures moins dix à la petite station de Vernon.
Le jeune homme prit hâtivement son billet, payant avec l’or dérobé à son père, puis, toujours pour éviter de se faire reconnaître en attendant le train, il se promena au bout du quain du côté des signaux, là où personne ne passait.
***
Deux heures plus tard, Théodore était à Paris.
Le jeune homme arriva dans la capitale, fort nerveux, et de plus en plus troublé. Il avait naturellement consacré le temps du trajet à rêver à ses projets.
Il s’était vu en compagnie d’Alice Ricard, lui faisant la cour et la touchant enfin, grâce à des protestations enflammées de dévouement.
Anxieusement aussi, il s’était demandé s’il retrouverait bien la jeune femme, si le hasard le favoriserait et l’aiderait à la découvrir.
Théodore, en effet, passait par des alternatives de confiance et d’abattement.
Sur quel indice vague était-il parti à Paris ?
Il savait tout juste, pour l’avoir entendu dire à Alice, que la jeune femme allait souvent au thé du Korton, place Vendôme. Mais était-ce bien la vérité ?
À peine débarquait-il à la gare Saint-Lazare, cependant, que Théodore courait chez une fleuriste, achetait une boutonnière qu’il payait royalement, intimidé par le luxe d’une boutique toute en marbre blanc, puis sautait dans un fiacre, jetant l’adresse :
— Au Korton, place Vendôme.
Il était six heures vingt, lorsque le fils de Me Gauvin pénétrait dans les salons de thé.
Ils étaient naturellement remplis d’une foule élégante de jeunes femmes assises sur de moelleux fauteuils, et flirtant audacieusement avec de galants cavaliers, jeunes gens allant et venant, échangeant des poignées de main, jetant des coups de chapeau hâtifs, dévisageant les élégantes, et enfin, de loin en loin, se décidant à prendre place auprès d’une belle, affectant une grande surprise à la trouver là, alors que le plus souvent la rencontre était le fait d’un rendez-vous laborieusement mis au point.
Théodore avait maintes fois fréquenté de semblables établissements.
Il n’était nullement intimidé par la foule, mais en revanche, il était fort anxieux. Le cœur battant, bousculant un peu ceux qu’il rencontrait, car il voulait vite parcourir les salons, cherchant de tout côté, Théodore traversa une enfilade de petites salles sans d’abord apercevoir qui il cherchait. C’était au moment où il pénétrait dans le dernier des salons, celui-là où les hommes avaient licence de fumer, que Théodore sursautait.
À l’autre bout de la pièce, assise devant une petite table ronde, gracieusement installée, avec une pose nonchalante, Alice Ricard paraissait attendre, et attendre avec impatience, car de son éventail elle tapotait nerveusement le bord d’un plateau posé devant elle.
Théodore, en l’apercevant, s’était arrêté net, cloué sur place :
Elle ! Alice !
Et une seconde après, il se rejetait en arrière, gagnait une embrasure de fenêtre, tournant le dos à la jeune femme, se dissimulant, mais profitant du reflet d’une glace pour ne pas la perdre de vue.
Théodore oubliait à ce moment toutes les décisions prises jusqu’alors. Il avait projeté, s’il rencontrait Alice Ricard, de s’avancer au-devant d’elle, de la saluer, de lui adresser quelques paroles railleuses, un peu persiflantes. En fait il ne désirait qu’une chose : ne pas être vu de la jeune femme.
Alors qu’il réfléchissait sur le parti à prendre, une arrivante aux yeux outrageusement fardés de noir se pencha vers lui avec un regard interrogateur.
— Cette table est retenue, monsieur ?
— Oui, madame, répondit Théodore, je regrette.
Il s’assit.
Quelques secondes plus tard, sans bien savoir comment cela se faisait, Théodore avait commandé un thé à la russe et des sandwiches. Il mangeait pourtant sans le moindre appétit. Il mangeait au risque de gagner un affreux torticolis, car pour ne pas perdre Alice de vue, il devait tendre le cou d’une façon incommode pour arriver à surveiller la jeune femme dans la glace.
D’abord, Théodore était si troublé, qu’il ne remarquait pas grand-chose. Il se faisait une réflexion fort triste :
— Mais, il y a deux tasses sur sa table, deux tasses vides. Assurément, elle est avec quelqu’un.
C’était ce qu’il craignait le plus au monde, et, à cette remarque, des larmes montaient jusqu’à ses paupières.
— M. Fernand Ricard, pensait-il, est au Havre, donc ce n’est pas lui qui accompagne Alice. Si ce n’est pas lui, qui cela peut-il être ? Un amant sans doute ?
Et il éprouvait un grand chagrin à la pensée qu’un autre, peut-être, était aimé d’Alice, un autre qu’il haïssait instinctivement avant de le connaître. Qu’était-il devenu, d’ailleurs, cet autre, cet amant détesté ? Était-il parti déjà ou bien allait-il venir au contraire ?
Théodore, qui ne buvait plus son thé, eut brusquement une lueur d’espoir :
— C’est peut-être une femme qui l’accompagne ? Une amie ?
Mais, au moment même où il espérait ainsi s’être trompé dans ses premières suppositions, un homme d’une soixantaine d’années, un vieillard gros, à la chevelure toute blanche, au visage peu sympathique, à la figure ridée, aux yeux cachés par d’épaisses lunettes cerclées d’or, revenait prendre place à côté d’Alice Ricard.
— Lui, pensa Théodore, lui, c’est lui.
Et désespéré il ajouta :
— C’est un vieux.
À partir de ce moment, d’ailleurs, Théodore surveilla beaucoup moins Alice que son cavalier. Il le voyait difficilement dans la glace, car l’éclairage était mauvais, mais il distinguait cependant ses gestes, il voyait qu’il s’était emparé de la main de la jeune femme, qu’il la pressait tendrement, cependant que, penché sur elle, il lui parlait à voix basse.
— J’en mourrai, pensa Théodore.
Mais, au moment même où il méditait ces sombres paroles, au moment où la jalousie le tenaillait si cruellement, Théodore eut l’instinctive pensée qu’Alice Ricard ne pouvait pas, ne devait pas aimer ce vieux monsieur.
— Je me trompe, murmurait-il encore. J’invente le mal où il n’y a sans doute rien que de très régulier. Ce monsieur doit être tout simplement l’un de ses amis, elle l’aura rencontré ici, voilà tout. Alice s’en ira seule.
Par malheur, les événements se chargeaient de donner tort à ses espoirs.
Théodore était encore occupé à considérer le groupe lointain d’Alice et du vieux monsieur, lorsque le couple se leva.
— Ils s’en vont, pensa le jeune homme.
Et, au risque de se faire remarquer, Théodore, tirant une pièce d’or de sa poche, heurta ses soucoupes violemment.
— Mademoiselle, demandait-il à la grosse fille qui servait, combien vous dois-je ?
En quelques secondes il avait payé, il partait à son tour.
— Monsieur ne prend pas son thé ? s’informait la servante, qui d’abord avait cru que Théodore désirait changer de place.
— Non, riposta le fils du notaire. Je ne prends rien.
Puis, baissant la voix, rougissant, très intimidé et pourtant affectant un ton de voix blasée, Théodore demandait :
— Ce monsieur et cette dame là-bas qui s’en vont, savez-vous s’ils viennent souvent ici ?
La jeune fille, habituée à de semblables questions, ne s’en étonnait nullement.
— Oh oui, monsieur, répondait-elle, ce sont des habitués. Cette dame et ce monsieur viennent assez régulièrement.
— Merci, répliqua Théodore.
Et de loin, flânant sans se presser, car il tenait surtout maintenant à ne pas être vu, Théodore Gauvin tenta de suivre Alice et l’inconnu qui l’accompagnait.