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San-Antonio

Les soupers du prince

Roman feuilletonant

À Jean-Paul Bemondo qui, sans le savoir, m’a inspiré cette histoire.

Avec amitié.

San-Antonio

PREMIÈRE PARTIE

L’EAU DE SOURCE

1

Quand Édouard arriva au chantier, sa mère était en train de faire l’amour avec Fausto Coppi.

De très loin, il avait aperçu, à travers l’étroit pare-brise de sa traction avant, le vélo du coureur appuyé contre le wagon sans roues servant de logis provisoire à Rosine. Un vélo étincelant, d’un étonnant violet fluorescent, au guidon garni de ruban adhésif jaune canari. Cette bicyclette constituait la seule chose rassurante dans l’univers saccagé du chantier. Elle mobilisait toute la maigre lumière de cette fin de journée maussade.

Parvenu à vingt mètres du wagon, Édouard fut tenté de lancer quelques vibrants coups de klaxon, histoire de perturber le couple, mais il respectait l’amour et passa outre l’aimable haine que lui inspirait Fausto.

Lorsqu’il sortit de sa voiture, un petit chien blanc sale survint en jappant d’un air teigneux. Édouard avait offert le bichon à sa grand-mère deux années plus tôt et l’animal le détestait : il semblait ne pas lui pardonner de l’avoir introduit dans ce milieu de boue argileuse qui convenait si mal à son pelage jadis immaculé.

Agacé par la dérisoire férocité de l’animal, Édouard glissa le bout de son soulier sous le ventre du bichon et le propulsa à deux mètres de là dans une flaque d’eau croupie. Le chien en sortit précipitamment et se mit à s’ébrouer en silence, brusquement calmé.

— Petit salaud ! lança la voix courroucée de Rachel.

Édouard aperçut sa grand-mère assise dans son archaïque fauteuil voltaire, près du bulldozer au repos.

Il lui sourit.

— Ton fauve voulait me bouffer, t’as pas vu ?

— Tu penses ! Il ne pèse pas deux kilos. Miky ! Miky !

L’animal courut se réfugier entre ses jambes. Sa tête ébouriffée dépassait des jupes de la vieille femme et il couvait Édouard d’un regard fielleux.

Rachel tendit son bras gauche à l’arrivant ; c’était à peu près le seul geste qu’elle pouvait encore se permettre depuis son attaque. Édouard l’embrassa à contrecœur, malgré la tendresse qu’il éprouvait pour elle. Elle sentait l’urine et ses joues piquaient.

— On a de la visite ! dit-il en désignant le vélo.

— Comme tu vois, grinça la vieille, et on en est à son troisième coup ! Je comprends que cette salope tienne tellement à lui ! Bientôt deux heures qu’ils m’ont flanquée près de ce putain d’engin.

Elle remua son dentier pour des imprécations intérieures.

— Tu sais ce qui serait gentil ? murmura Rachel au bout de ses rancœurs. Que tu crèves un de ses pneus.

Un peu de salive gourmande humecta ses lèvres.

Édouard hocha la tête.

— Ce ne serait pas correct, et puis quoi ? Il réparerait et resterait plus longtemps ici. Attends, j’ai mieux.

Il retourna à sa vieille 15 six G 1939, fouilla dans le coffre et ramena un tube de couleur verte. Il le dévissait tout en se dirigeant vers le fringant coursier de Fausto. Il cueillit avec l’index une noisette de son contenu et l’étala sur la selle feutrée, imitation daim.

Ensuite, il alla se laver le doigt dans la flaque d’eau. Mais l’espèce de pâte sombre se montrait tenace et il utilisa de la terre comme abrasif pour en venir à bout.

— C’est quoi ? questionna Rachel, surexcitée.

— De la colle extraforte ; le champion sera obligé d’ôter son bénouze pour pouvoir descendre de vélo.

Elle s’esclaffa, ivre d’une joie un peu malsaine.

— Tu as toujours des idées sensationnelles, mon Doudou. Quel dommage que je ne puisse pas le voir à l’arrivée !

— Il vient souvent ? demanda Édouard.

— Deux trois fois par semaine. Tu crois qu’il lui apporterait un bouquet ou n’importe quoi ? Je t’en fiche ! Aucun savoir-vivre ! Il se vide les couilles et s’en va. Le vrai goujat ! Quelle misère d’avoir une fille pareille !

— Elle a ses bons côtés, plaida Édouard qui aimait sa mère, malgré sa vie sexuelle tumultueuse.

Lui aussi avait le sang chaud ; le comportement de Rosine le meurtrissait, mais il ne pouvait s’empêcher de le comprendre.

— Ses bons côtés ! grommela Rachel. Parlons-en ! Tu trouves normal de laisser sa vieille mère infirme près d’un bouteur plein d’huile, sans s’occuper de la fraîche qui tombe ? J’ai froid, moi. Mais c’est ça qu’elle espère, cette grosse pute : que je prenne une pneumonie et que j’en crève !

Édouard ôta son vieux blouson de cuir craquelé et le plaça sur les épaules de sa grand-mère.

— Ton bichon est cradingue, déclara-t-il pour faire diversion, il faudrait le toiletter.

Rachel s’emporta :

— Le toiletter ! Et puis quoi encore ? Elle ne se lave déjà pas le cul, pourquoi voudrais-tu qu’elle toilette Miky ? Tu sais, Rosine, sortie de ses travaux à la con et de son Rital, tu ne peux pas compter sur elle !

Édouard s’approcha de la vaste excavation qui s’étendait au-delà du bulldozer. Il contempla la cuvette boueuse, peu profonde, mais d’une superficie qui devait avoisiner les cinq mille mètres carrés. Une nappe d’eau s’étalait dans le fond du cratère.

— C’est nouveau, ça ? fit-il à sa grand-mère.

— Quoi donc ?

— La flotte !

Rachel haussa les épaules.

— Il y a trois jours, le père Montgauthier est tombé sur une source avec son engin, depuis, l’eau monte.

— Qu’en pense Rosine ?

— Elle est contente. Elle dit que ça va embellir son projet.

— Et tu ne sais toujours pas ce dont il s’agit ?

— Une mule ! Quand elle a décidé de se taire, elle se tait. On ne saura rien avant que tout soit terminé.

— Tu n’as pas essayé de questionner le père Montgauthier ?

— Ce vieux soûlot ! Il est asphyxié par la vinasse. Il creuse un trou et point à la ligne ! D’accord, elle ne le paie pas cher et le bouteur ne coûte pas grand-chose non plus de location, mais du train où ça va, quoi que ce soit qu’elle fasse, ce ne sera pas fini avant des mois et des mois !

Ils furent interrompus par un grand cri d’orgasme en provenance du wagon. Cri de mâle au comble de la félicité et qui clame l’agonie de la jouissance.

Rachel soupira :

— Aucune retenue ! Qu’une femme gémisse, c’est de bonne guerre. Mais un homme ! Gueuler de cette façon !

Édouard ne fit aucune remarque, mais il s’écarta de quelques pas et cueillit une herbe à longue tige qui ressemblait à du faux blé. Il se mit à la mâcher. Besoin de se décontracter. Ce cri d’homme en rut qui se soulageait avec sa mère lui causait une cuisance à l’âme. Bien que d’un tempérament optimiste, il mesurait à l’improviste le vide de son existence. À trente-deux ans il n’avait encore jamais envisagé de se marier. Il se consacrait entièrement au garage rudimentaire où il bricolait des tractions avant pour le compte de collectionneurs, fanatiques comme lui de cette création Citroën d’avant la dernière guerre. Lui-même en possédait quelques-unes qu’il avait patiemment rénovées et dont il retirait les bâches protectrices chaque semaine afin de les bichonner.

Il les utilisait alternativement pour les maintenir en forme. Les puissantes voitures actuelles qui le doublaient sur la route n’éveillaient en lui aucune convoitise. Il aimait d’amour ses voitures noires qui avaient tant de mal à grimper jusqu’à cent ! Elles constituaient pour Édouard une sorte de seconde famille. Il leur parlait en les frottant à la peau de chamois, comme un amoureux d’équitation parle au cheval qu’il étrille.