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Dieudonné Nivolas ne s’embarrassait pas de liaisons, toujours encombrantes dans sa situation (outre la mairie, il gérait un commerce de grains en gros et possédait des silos qui déshonoraient l’unique site agreste du pays). Ce sanguin butor, réputé bel homme dans la contrée, troussait gaillardement ce qui se présentait sans jamais répéter l’insigne honneur dont il gratifiait ses conquêtes. Depuis « l’entrevue de la requête », Rosine n’avait fait qu’apercevoir le premier magistrat de la commune. Chaque fois, il la saluait d’un hochement de tête plein de morgue, en homme haut placé qui oublie ses faiblesses au bénéfice de ses projets.

Il regarda Rosine avec mépris.

— Votre source miraculeuse, vous savez d’où elle provient, la mère ?

Ce qualificatif de pignouf mortifia profondément Rosine.

Elle se figea.

— C’est l’eau de la ville, nom de Dieu ! reprit Nivolas. Votre vieil abruti de Montgauthier a bousillé une canalisation maîtresse et maintenant ma commune est à peu près privée de flotte par votre faute !

Terrifiée, Rosine croisa ses bras sur son blouson.

— Ne me dites pas ça !

— Si, madame Blanvin, je vous le dis. Et je vous dis aussi que ça va vous coûter un maximum ! Je ne vous parle pas de la note d’eau ! Quand on s’offre le lac du Bourget avec la flotte du robinet, il faut s’attendre à une facture colossale ; mais vous allez devoir supporter les réparations ainsi que les dommages et intérêts que la municipalité va exiger. Vous imaginez, l’hôpital sans eau ? Les restaurants ? Les maraîchers ? Des millions, la mère ! Ça va vous coûter des millions ! Et je vous parle en nouveaux francs !

Rosine se sentait glacée. Elle regardait ce vieux con de Gustou attaquer sa tranchée de dérivation avec son monstre orangé qui ronflait comme un champ de bataille où se seraient affrontés des blindés.

— Monsieur le maire, balbutia-t-elle. Oh ! monsieur le maire, vous ne pouvez pas m’abandonner. Je suis une femme seule, sans moyens, avec une vieille mère infirme à charge…

Il la fixa durement.

— Et alors ? Ça vous autorise à chambouler la vie d’une commune en la privant d’eau ?

— Aidez-moi, je vous en conjure. Il doit bien exister des assurances pour prendre en charge ce genre de dégâts.

— Les assurances couvrent les dégâts naturels, madame Blanvin, pas les fantaisies d’une personne un peu olé olé qui fait joujou avec un bulldozer comme d’autres avec un caniche !

« Salopard ! songea-t-elle. Oh ! comme je te hais avec ta grosse queue noueuse et ton regard de fumier ! »

Et puis elle eut l’illumination. Le trait de génie. Une onde brûlante lui apporta le salut.

— J’ai quelque chose à vous proposer, monsieur le maire.

— Ma pauvre femme, que pouvez-vous bien me proposer ?

— Vous vous rappelez notre première rencontre ?

Le visage rougeaud s’empourpra davantage encore.

— Du chantage ! aboya-t-il. Tu te prends pour qui, morue ?

Elle s’empressa :

— Oh non ! Oh non ! Qu’allez-vous imaginer ? Ce que je veux vous dire c’est que pendant que je… que je m’occupais de vous, à la mairie, vous parliez ! Vous exprimiez des… des souhaits. Enfin vous devez bien vous le rappeler ? Vous aviez envie de choses… comment dire : pas courantes ; presque impossibles à réaliser.

Il regardait ailleurs, visage de bois, semblant ne rien vouloir entendre. Mais elle savait que le sang cognait fort aux tempes du gredin. Qu’il ne pouvait plus avaler sa salive. Un monstrueux désir s’emparait de lui. Il prévoyait ce qu’elle allait lui promettre et il en éprouvait une peur immense et délicieuse.

La rouée baissa le ton :

— Cet impossible en question, monsieur le maire, je me fais fort de vous l’obtenir.

Nivolas parut sortir d’un songe. Il affronta Rosine d’un regard lourd. Elle comprit qu’elle ne devait attendre aucune parole du maire, que leur marché se conclurait à sens unique. En se taisant, il restait « étranger » à la vilenie qu’elle mijotait.

— Si d’ici quarante-huit heures je vous ai procuré ce dont vous rêvez, vous m’arrangerez cette stupide affaire ?

Au lieu de répondre, il tira son portefeuille et y prit une carte de visite qu’il présenta à Rosine.

— Mon fil privé, fit-il.

Rosine réfléchit en agitant le bristol comme un feuillet fraîchement écrit.

— Attendez-moi cinq minutes : il faut que je me change. Si vous pouviez ensuite me conduire à la gare, je gagnerais du temps.

Il acquiesça et s’en fut l’attendre dans sa Cherokee rouge à filets dorés.

Pour commencer, Rosine courut au bouteur afin de prier le père Montgauthier de s’occuper de sa mère pour le repas de midi. Il accepta d’autant plus volontiers qu’il savait la vieille Rachel portée sur la bouteille.

Rosine regagna ensuite le wagon.

— Une tuile à propos des travaux, annonça-t-elle à l’impotente. Je dois me rendre à Paris régler des questions administratives, le vieux s’occupera de ton fricot de midi.

— Et pour aller aux chiottes, il s’occupera aussi de moi ?

— Pourquoi pas ? Tu as peur qu’il te viole ?

Elle passa son tailleur bleu marine par-dessus un corsage blanc écru, se recoiffa tant bien que mal en balayant un nuage de laque sur l’édifice. Elle s’assura que son sac à main contenait de l’argent et déclara :

— Si par hasard Fausto venait…

— T’inquiète pas : je lui ferais une branlette, ricana la vieille. Puisqu’il me reste encore une main valide.

Rosine répéta son injure favorite :

— Carabosse !

5

Une série de coups de klaxon alerta Édouard au moment où il emballait le moteur de la voiture qu’il réparait. La chose le surprit car il ne vendait pas d’essence. Il sortit et aperçut Salingue qui prenait des poses pour rétrospective automobile devant une 7 B beige aux ailes marron glacé. Un coude sur la portière, les jambes croisées, le chapeau sur le côté, il paraissait, à cause de son complet suranné, sorti d’un film d’avant-guerre traitant du Milieu.

— Comment trouves-tu la gamine ? lança-t-il à Édouard.

Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux de ce dernier.

— Les propriétaires te l’ont donnée à l’essai ? demanda-t-il ironiquement.

— Penses-tu ! Mais j’ai baisé ces tocards de première ! Sais-tu à combien je t’ai enlevé le morcif, grand ?

Blanvin apprécia la manière habile dont Salingue lui imposait la propriété de la voiture.

Il plaisanta :

— Une bouchée de pain !

— Ça, tu peux le dire. On s’est battus comme des chiffonniers, à la fin j’ai enlevé ce bijou pour soixante-dix papiers !

Salingue sonda son ami avec sa clairvoyance coutumière ; il lisait les pensées des autres sur leur visage.

— Tu pourrais me remercier, c’est plus une occase, c’est un cadeau.

Édouard caressa le capot de la voiture. Salingue n’exagérait pas quand il prétendait que ça ressemblait à de la peau de cuisse.

— Une question, fit-il : il va falloir changer le numéro du moteur ?

L’autre prit un air désinvolte.

— Bof, ça ne peut pas lui faire de mal, admit le petit homme.

Édouard le trouvait « étroit ». Sa silhouette menue ajoutait à son maintien douteux. Une gentillesse canaille fleurissait sur sa face à museau.