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— Elle manigance un coup ! prophétisa Rachel. Ce matin, le maire est venu et elle est partie avec lui. Ça ne me dit rien de fameux.

L’arrivée de son petit-fils l’avait quelque peu ragaillardie et elle luttait vaillamment contre l’ivresse.

— Tu penses quoi ? insista Édouard.

— Je pense pas, mais j’ai mauvaise impression. Je sens que ce terrain de merde et les travaux qu’elle y a entrepris vont la foutre sur la paille.

— Tu crois ?

— Oui, je crois. Ta mère, quand elle fait une connerie, elle s’arrange toujours pour qu’elle soit belle. Ça a commencé avec toi !

— Merci, dit Édouard !

Elle eut un grand rire édenté tapissé de mousse blanche.

— Déconne pas, mon Doudou : je suis contente de t’avoir ; mais au moment où cette connasse s’est laissé gonfler, tu parles d’une tuile ! Elle avait déjà quitté la maison : une fugueuse comme tu ne peux pas imaginer. Et bon, à dix-sept ans la voilà en cloque. Elle se repointe à la maison. C’était pas connaître Charles, mon époux. L’ancienne école ! On peut être militant communiste et avoir des préjugés bourgeois !

« Moi, ça me fendait le cœur, cette gosse avec son ventre de six mois rejetée comme une malpropre. Mais Charles, y avait rien à espérer : elle ou moi ! Et fallait pas essayer de le berner. »

Sa voix baissait d’un ton, prenait les inflexions du sommeil. Édouard écoutait, fasciné, car c’était la première fois qu’il recevait de telles confidences. Les femmes Blanvin, mère et fille, parlaient peu des choses de la famille. Des têtes de pioche ; des femmes butées comme les paysannes dont elles descendaient.

Rachel licha son verre vide et coula un regard implorant à son petit-fils.

— Doit bien y avoir une larmichette à la traîne, Doudou ?

Il explora le bahut, en ramena une nouvelle bouteille et la décapsula.

— Tu vas être bourrée à mort, mémé !

— Penses-tu !

Il la servit.

— Tu disais donc ?

— Je disais quelque chose ?

— Tu parlais de Rosine en cloque de moi sur le trottoir.

— Oh ! oui, c’est vrai. Je sais pas comment elle s’est débrouillée, toujours est-il qu’elle a accouché de toi dans une grande maternité de Boulogne-Billancourt. Ensuite, j’ai jamais su. Un an s’est écoulé. Elle ne m’a jamais raconté ce qu’elle avait fait pendant ce temps-là. Et puis un jour, poum ! la tuile. On reçoit une lettre nous annonçant qu’elle était en prison à Lyon et l’administration nous demandait ce que nous comptions faire à propos du bébé. Tu aurais vu Charles ! Pour la première fois de notre mariage, il m’a battue. Parfaitement, battue, simplement parce que je lui avais fait une fille qu’on mettait en prison. Vous êtes marrants, les hommes. Non ?

— Qu’avait fait Rosine pour qu’on l’emprisonne ? questionna Édouard.

Rachel eut une moue évasive :

— J’ai jamais trop su le fin fond de l’affaire. Ta mère, rusée comme tout, s’est toujours arrangée pour plumer des vieux. Elle les laissait tâter de ses charmes et les faisait cracher au bassinet. C’était de bonne guerre, moi je dis. Au moment de ta naissance, elle s’est placée à Lyon, chez un orfèvre en étage. Le vieux avait encore sa vieille et cette houri les a surpris en train de bien faire. Tu parles qu’elle a chassé Rosine ! D’après l’acte d’accusation, elle aurait engourdi quelques bijoux de valeur avant de partir. Le vieux salaud a porté plainte, poussé par sa rombière, et Rosine a écopé de deux ans de taule.

« Comme Charles a refusé que je te prenne, ta mère t’a gardé avec elle en prison. Elle avait le droit. Elle partageait sa cellule avec une gonzesse qui avait zingué son mec d’un coup de surin parce qu’il la doublait. Cette femme-là avait sa petite fille avec elle : Barbara. Un cœur ! J’ai vu des photos. Paraît que vous vous battiez sans arrêt, la gosse et toi. Et puis aussi une chose : dès que tu as pu faire tes premiers pas, tu te dirigeais sans arrêt vers la porte et tu tapais contre pour qu’on t’ouvre. C’est bien l’instinct de liberté, non ? »

— Sûrement ! dit-il, le cœur serré.

Cette révélation de sa grand-mère le crucifiait. Ainsi, il avait vécu ses premiers moments de compréhension dans une cellule ! Édouard ferma les yeux pour mieux sonder les limbes de sa mémoire. Il souhaitait y pêcher des images de cette époque. S’imaginait, bambin dans cette geôle qui devait puer la femelle et le lait suri. Une vive émotion le prenait au dépourvu. Il s’apitoyait sur Rosine, certes, mais davantage encore sur lui-même. Il pressentait que le grand bonheur de sa vie serait d’être père un jour et il pleurait par avance sur cet enfant dont le géniteur avait éclos entre les murs d’une prison.

— T’as l’air tout chose, remarqua Rachel, j’aurais peut-être pas dû te parler de ça. Surtout pas un mot à la grosse : elle m’arracherait les yeux !

— Sois tranquille : je ne lui dirai rien. Et après sa sortie de taule ?

— Elle a repris ses manigances avec des vieux ; mais cette fois en se tenant peinarde. Elle a eu de tout : des grigous, des vice-loques, des bons vivants. Elle sortait vaille que vaille son bœuf de ces aventures. Sa spécialité, c’était les veufs sans enfants ; parce que ces enfoirés, quand ils ont la chance d’avoir perdu leur mégère, ils ont alors des belles-filles sur le paletot, pour surveiller leurs dépenses. On charrie les belles-mères, mais les belles-filles, c’est bien pire. Elles remontent la pendule aux fils, contraignent les vieillards à faire des donations, à signer des procurations. Toutes des vermines sous leurs faux-semblants. J’en ai même connu une qui branlait son beau-père pour obtenir des cadeaux : l’argenterie, les bijoux de la défunte, tout ça… La fille Bragelonne, notre épicier. Je l’ai vue, de mes yeux. Elle montrait sa chatte au père en lui astiquant le pompon.

Édouard revint au sujet qui le concernait :

— Et moi, dans ce défilé de vieillards ?

— Toi, il t’est arrivé ce qui pouvait se produire de mieux : ton grand-père est mort. Du coup, j’ai pu renouer des relations avec Rosine et te prendre à la maison, comme tu sais.

Elle tendit son verre qu’elle avait bu à petites gorgées en parlant. Il n’eut pas le courage de lui refuser le vin qu’elle implorait.

— Tu ne bois pas, toi, mon Doudou ?

— Pas soif.

— Ça se boit sans soif. Quand on boit juste pour se désaltérer, ça ne compte pas.

Elle s’octroya une belle gorgée qui produisit un son caverneux en déferlant dans son gosier.

— Tu veux que je te dise, Doudou ? Rosine tient à son Macar parce que c’est le seul type jeune qu’elle ait connu. Il a les cuisses et les mollets musclés et une bite de vingt-six ans ; du coup, elle sait plus ou elle en est. Son connard de coureur la tire trois ou quatre fois de suite : pour elle qui s’est échinée à faire bandouiller des pépères entortillés dans de la flanelle, c’est le gala du cul ! Faut comprendre.

Elle partit d’un rire chevrotant.

— C’est bien de la transmission de pensée : regarde qui arrive !

Édouard se retourna et vit surgir Fausto Coppi sur son étincelant vélo violet.

— Tu te rends compte que je causais de lui ! exulta la vieille, qui s’extasiait de la coïncidence.

Le « coureur » descendit de vélo et, le tenant par les cornes, s’approcha de l’ouverture.

— Bonjour ! fit-il d’un ton rêche ; Rosine n’est pas là ?

Édouard fit mine d’interroger Rachel :