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— Ma vieille maman n’est pas là ?

La poivrote réprima un hoquet et cligna de l’œil.

— Je crois qu’elle est allée pomper un crouille à Paris, assura-t-elle.

Fausto perdit son sang-froid.

— La dernière fois que je suis venu, y a un malin qui a foutu de la colle forte sur la selle de mon vélo, annonça-t-il.

— Ça a dû être payant dans la côte des Longerons pour l’escalader en danseuse ! déclara Édouard.

— Quand on me cherche on me trouve ! déclara le « champion » avec son bel accent ligurien.

Il était mince, presque chétif de la partie supérieure, ce qui détonnait avec le boisseau de muscles qui grouillaient dans ses jambes. Un être en deux parties, un peu comme Mme Lavageol lui paraissait l’être autrefois, derrière son bureau.

— Le pédaleur de charme s’énerve ? demanda Rachel qui frémissait d’aise parce que l’air se mettait à sentir la poudre.

Édouard hocha la tête.

— Penses-tu, mémé ! Pourquoi s’énerverait-il ? Tu t’énerves pas, hein, coureur ?

Fausto Ferrari avait pâli et serrait très fort le guidon de sa bécane.

— Je te demande si tu t’énerves, Fend-la-bise ? reprit gentiment Édouard.

— Vous me cherchez ! déclara mollement le cycliste.

Blanvin lui allongea une gifle si puissante que l’autre lâcha son vélo et tomba sur le côté.

— Quand on cherche, c’est comme ça, assura Édouard. Avec les crevures comme toi, inutile d’utiliser ses poings, une baffe suffit ! Maintenant taille-toi : tu souilles !

Il releva le vélo et le tint debout devant Fausto.

— Un de ces jours, c’est pas de la colle que tu trouveras sur ta selle, mais du vitriol, et tes couilles fumeront.

Le « champion » se remit debout. Il regardait son antagoniste avec colère et effroi.

— Je ne vous ai rien fait ! objecta-t-il, à défaut d’arguments.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

Ferrari s’empara de son coursier, l’enfourcha sans exécuter son numéro de cirque habituel. Sa joue gauche, tuméfiée, commençait d’enfler.

Ils se toisèrent un instant.

— Ne reviens plus, conseilla Édouard, j’ai trop envie d’être injuste avec toi.

6

Elle regardait pleurer Nine et s’étonnait de rester insensible au chagrin de sa cousine ; Rosine lui trouvait la détresse grotesque. Nine couinait comme une souris en formant une sorte de diabolo avec les lèvres. Sa peine rougissait son eczéma chronique.

— Allons, allons, finit-elle par murmurer en lui saisissant le cou, rien n’est irréversible, Nine, que la mort.

C’était le leitmotiv d’un de ses anciens amants et elle avait adopté la formule, à cause de l’adjectif « irréversible » qui, selon elle, faisait « classe ».

Nine bredouilla une série de mots indistincts dans un bouillonnement de bave. Rosine crut déceler : « Mais qu’est-ce que je peux en faire ? »

Elle ne rata pas l’ouverture :

— Me la confier, Nine ! Ne serait-ce que quelques jours, ça lui apporterait une diversion.

La grosse Nine cessa brusquement de chougner, surprise par cette proposition inattendue.

— Mais où la logeras-tu, ma pauvre Rosine ?

— Ne t’inquiète pas, bivouaquer est amusant pour une enfant !

— Tu risques de t’en voir. C’est la poigne d’un homme qu’il faudrait.

— Mon Édouard habite tout près, et c’est pas un garçon patient ; quand il lui aura retroussé deux ou trois mornifles, je te garantis que Marie-Charlotte filera doux.

Nine l’écoutait, dubitative et tentée. Depuis quelques années, elle traînait sa fillette, âgée aujourd’hui de treize ans, comme un boulet. Marie-Charlotte se montrait asociale depuis son plus jeune âge. Nine ne comptait plus ses fugues, ses aventures sexuelles avec des hommes mariés, ses renvois scolaires, ni ses arrestations pour vol dans les grandes surfaces. Nine était une mère molle et triste, faite pour le malheur comme d’autres le sont pour devenir riches. Sa pauvre vie n’enregistrait que des échecs : son époux l’avait quittée depuis longtemps, elle souffrait d’une maladie incurable dont elle ne savait toujours pas prononcer le nom et qu’elle appelait « mon sale truc ». Elle travaillait dans les P. et T. depuis dix-huit ans sans avoir enregistré le moindre avancement, ses camarades de travail la fuyaient, ses chefs la rabrouaient car elle était laide et sans charme, dolente, geignarde, accablée de toutes les disgrâces. Elle faisait songer à un sac de farine, tant elle était affaissée en elle-même, dense et tassée. Ses cheveux, d’un vilain châtain, blanchissaient déjà sans qu’elle songeât à les teindre ; elle les lavait fort peu ; ils sentaient la pâte à vaisselle de cantine. Sa peau grise se constellait de comédons écœurants ; Rosine lui en découvrait davantage à chacune de leurs rencontres (elle fait l’élevage ! pensait-elle). Mais le plus désespérant chez cette pauvre femme résidait dans le regard qui demandait pardon par avance de toutes les saloperies pouvant être commises en ce monde, un regard en accents circonflexes, jaune, morne infiniment.

— Laisse-moi tenter l’expérience ! trancha Rosine. Depuis que j’ai reçu ta dernière lettre, cette idée me trotte par la tête.

— Et si elle se sauve ? hasarda Nine.

— Eh bien, elle se sauvera, fit placidement sa cousine. Qu’elle foute le camp d’ici ou de chez moi, tu peux me montrer la différence ?

Vaincue par l’argument, Nine eut un acquiescement gélatineux.

— Si tu crois… Mais elle ne va pas vouloir te suivre.

— Nous allons voir. Elle est dans sa chambre ?

Nine opina.

— Reste ici, je vais lui parler.

La chambre de Marie-Charlotte était en réalité un réduit de deux mètres sur deux éclairé par une lucarne. Des posters hard ou belliqueux tapissaient les murs. Quant Rosine entra, la gosse fumait, assise en tailleur sur son lit-cage. C’était une brunette affligée d’un léger strabisme convergent qui donnait de l’étrangeté à son regard. Petite gueule de rongeur vicieux qui savait, au premier coup d’œil, ce qu’il pouvait craindre ou espérer de son interlocuteur. Pas beaucoup de formes. Nue, elle devait être peu excitante. Depuis toujours, la gamine appelait Rosine « ma tante », si bien que Rosine, à son tour, la considérait comme sa nièce.

— Alors, le démon ? fit Rosine joyeusement. Comment va la vie ?

La gamine exhala une bouffée de fumée et fit une moue incertaine.

— Pas le pied, hein ? chuchota Rosine. Tu te plumes, avec ta mère, elle est con comme un balai.

La petite haussa un sourcil, intriguée par ce dénigrement inattendu.

— Elle a beau être ma cousine germaine, reprit Rosine, je la vois telle qu’elle est. Moi, vivre avec ce saule pleureur, je me bute ! C’est quoi, ce que tu fumes, ça sent bizarre ?

— De l’herbe, répondit Marie-Charlotte (que ses copains appelaient M.-C.).

— Paraît que tu t’es fait virer de ta dernière école ? dit Rosine, apprivoiseuse. Pourquoi ?

— Pour que ça soit ma DERNIÈRE école, ricana la teigne.

« Elle est gueuse mais pas conne », apprécia Rosine.

— Hier, on a fait appeler ta vieille à la direction des grands magasins Azur où tu venais de secouer un blouson ?

— Exact.

— Comment t’es-tu fait piquer ?

— Ces cons avaient agrafé le petit plot avertisseur à l’intérieur de la doublure.

— Oh ! alors s’ils trichent, maintenant ! Tu as du bol qu’on ne te remette pas aux flics.