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Rachel soupira et se tourna côté cloison pour essayer de se rendormir. Ce matin-là, le monde ne lui disait rien qui vaille ; elle préférait l’oublier.

Lorsque Rosine avait besoin de téléphoner, elle devait parcourir deux kilomètres avant d’atteindre la maisonnette du garde-barrière (l’un des derniers passages à niveau de ce type qui subsistât dans la grande ceinture). Le préposé vivait là avec sa femme malade et trois gosses. L’épouse qui souffrait d’un cancer faisait de fréquents séjours à l’hôpital pour sa chimiothérapie ; il arrivait qu’elle fût absente lorsque Rosine venait téléphoner, et celle-ci se laissait alors un peu peloter par cet employé subalterne de la S.N.C.F., histoire d’ensoleiller son quotidien plein de grisaille. Il ne sollicitait jamais la permission d’aller « plus loin », ne se sentant pas sûr de soi en présence de la fringante cavale à la crinière de Hun.

Elle descendit téléphoner à Nivolas pendant l’heure du déjeuner.

— J’ai ce qu’il vous faut, monsieur le maire, claironna la gaillarde femme.

— Déjà ? fit-il.

Il continuait d’avoir la joie inquiète du sadique sur le point de s’assouvir. La possibilité de satisfaire ses fantasmes le faisait trembler d’angoisse.

— Je pense que vous serez comblé, poursuivit Rosine. Treize ans, un minois de gamine perverse…

— Bon, bon, ça va, ça va ! interrompit Dieudonné Nivolas. Comment ça se passe ?

— Je vous dirais bien de venir au chantier, mais vous savez comme je suis logée, et puis il y a ma mère infirme. J’ai pensé à un motel. Je prends une chambre avec le sujet. Vous nous rejoignez, je vais faire un tour…

Le programme n’eut pas l’heur de plaire au maire.

— Si on me voit entrer dans un motel, ça fera jaser. Or, tout le monde voit tout le monde.

— C’est juste, admit Rosine. Reste la voiture. Vous venez la chercher et allez vous isoler dans un bois. Mais il y a des yeux dans les bois comme ailleurs. Franchement, l’idée du motel est préférable.

Ils s’autorisèrent un long silence de perplexité. Rosine craignit que Nivolas ne déclarât forfait avant de sauter le pas.

— Écoutez, fit-elle : venez nous prendre à la maison, nous roulerons et trouverons bien une solution. L’occasion fait le larron.

Il accepta.

Le garde-barrière se tenait à l’extérieur, par discrétion, pendant la communication. En entendant le déclic de l’appareil raccroché, il revint. Un sourire sans joie ne parvenait pas à égayer sa gueule de clown démaquillé.

— Comment va votre épouse ? questionna Rosine.

— C’est la fin, répondit le pauvre homme en caressant les seins lourds de sa visiteuse ; elle sortira plus de l’hôpital.

Elle lui prodigua des paroles de réconfort et il en profita pour palper sa moule à travers la robe légère. Elle mit une pièce de dix francs sur la toile cirée de la table.

— Soyez fort, monsieur Macheru.

Ce con la pinçait et tirait sur ses poils pubiens.

« Un abruti, estima Rosine, juste bon à faire dérailler un train à l’occasion. »

7

Ils l’approchaient avec dévotion, les mains au dos, comme certains visiteurs s’approchent des vitrines hébergeant les joyaux de la Couronne anglaise. Ils tournaient autour de la voiture sans se parler, en proie à une admiration capiteuse. Ça les prenait brusquement, en plein travail. Édouard s’arrêtait de bloquer un boulon, se tournait vers Banane et proposait :

— On va dire bonjour à Julie ?

Il avait baptisé ainsi la 7 B achetée à Salingue. Son apprenti ne se le laissait pas dire deux fois et était le premier à sortir de l’atelier pour gagner la remise où se trouvait l’auto. Elle était bonne à aimer ; ils communiaient dans cette passion sans avoir à se jalouser. La voiture paraissait neuve et n’était qu’harmonie. Ses lignes devaient leur souplesse aux garde-boue fuyants qui donnaient à sa base un côté ailé.

« On n’a jamais trouvé mieux depuis », assurait François Maugis, le garagiste qui avait formé Édouard.

Les deux volets de taille différente qui s’ouvraient sur chaque côté du capot apportaient une connotation de puissance que la voiture, en fait, était loin de mériter. Les phares extérieurs, chromés, encadraient la calandre à chevrons, pareils à des yeux proéminents. À l’arrière, le couvercle métallisé de la roue de secours ajoutait une note sportive au véhicule. Dans le cas présent, ce qui conférait probablement le plus de grâce à la 7 B, c’était sa peinture. La caisse ainsi que le toit étaient d’un beige délicat, très clair, comme du thé au lait, tandis que les ailes marron glacé offraient une brillance de miel brun où se jouaient mille reflets.

Au bout d’un moment consacré à l’enchantement des « retrouvailles », Édouard soulevait un côté du capot et les deux amoureux plongeaient sur les organes de la 7 B.

— Le premier moteur à soupapes en tête et chemises humides, déclarait alors Édouard.

Recueillement. L’instant faisait de la musique. Banane sortait son mouchoir pour effacer une buée imaginaire sur le pare-chocs en forme de moustache à la Maupassant.

Quelquefois, Édouard se plaçait derrière le volant et lançait le moteur ; ils écoutaient son chant mécanique à travers lequel ils décelaient un râle, un gémissement. Il avait besoin d’être réglé, mais Blanvin retardait le moment de porter la main sur l’œuvre d’art, comme s’il attendait d’avoir davantage d’expérience encore pour soigner l’illustre malade. Il remettait la voiture « en ordre », la contemplait une ultime fois, sachant qu’il n’était pas exclu qu’ils y revinssent d’ici la fin de la journée.

— Veux-tu mon humble avis ? fit Banane avant de quitter ce saint lieu.

Édouard l’encouragea d’un acquiescement.

— Faut pas la repeindre, dit le jeune Arabe. T’auras beau faire, jamais tu retrouveras quelque chose d’aussi réussi.

— Salingue avait l’air d’y tenir.

Mais Banane refusa l’argument.

— Salingue a chaud aux miches, dit-il, alors il voudrait te voir transformer cette merveille en machine agricole pour se sentir plus peinard. T’es pas pressé de la revendre, j’espère ?

— Non, convint Édouard.

— Et si ça se trouve, t’as déjà décidé de la conserver pour toi, non ?

Édouard sourit.

— J’en étais sûr ! triompha l’apprenti. Un bijou comme çui-là, on ne le vend que pour donner à manger à ses gosses. Bon, ici, elle est peinarde, grand. T’as pas besoin de la rouler beaucoup : juste un peu, de temps à autre dans la région pour lui dégourdir les pistons.

— Oui, dit Édouard, je ne changerai que les numéros du moteur et du châssis.

— Même pas ! Des tires, il s’en secoue des milliers chaque jour, la police veut pas le savoir et les assureurs en ont pris leur parti ; ils ont augmenté les primes en conséquence. Tu penses bien que dans quinze jours personne saura plus que Julie a existé !

Ils regagnèrent l’atelier. Comme il était midi passé, Banane annonça qu’il allait voir sa sœur à l’hosto. Édouard décida de l’accompagner et ils partirent sur la Honda 500 du jeune homme.

Blanvin traînait un malaise confus depuis les confidences de Rachel. Il ne cessait de s’imaginer, bambin, enfermé dans une prison en compagnie de sa mère, vivant mal la promiscuité avec une autre femme et sa gamine. Il avait envie de rechercher cette petite fille d’autrefois, simplement pour la regarder, voir ce que la vie avait fait d’elle. Il sondait désespérément les limbes de sa prime enfance et, par flashes, récupérait des morceaux d’images. Ainsi, il « voyait » du linge mis à sécher sur une corde tendue au centre d’une pièce et éprouvait la sensation de poursuivre quelqu’un à travers ces étoffes pendues bas. Mais ce devait être son imagination qui lui proposait ces images. Pourtant, il sentait encore son visage fouetté par des étoffes mouillées. Et puis également des odeurs chocolatées. Les prisonnières confectionnaient probablement du Banania ou autre Ovomaltine à leur progéniture. Quelle étrange existence s’était organisée vaille que vaille dans cet espace exigu ? Un jour, après Rachel, il faudrait bien que Rosine lui en parle.