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Sa vie sociale se résumait à deux ou trois copains en compagnie desquels il se livrait de temps à autre à quelque « dégagement » et à des filles faciles qui raffolaient de sa gueule d’amour de gentil voyou.

Il n’avait eu qu’une seule liaison dans sa vie, et qui durait encore, avec son ancienne institutrice de la communale, Mme Lavageol. Il était tombé amoureux d’elle lors de son passage au cours moyen deuxième année. Son pupitre se trouvait au pied de l’estrade où elle enseignait et, pendant une dizaine de mois, il avait bénéficié d’une vue imprenable sur la culotte d’Édith Lavageol que le port des « collants » rebutait. Sans s’en douter, elle avait été à l’origine de sa première érection cohérente. À chaque récré du matin, Édouard demandait la permission de sortir et allait se masturber aux toilettes, à la santé de la chère femme. Il avait fini l’année scolaire avec le sentiment confus d’avoir vécu une liaison. Quand l’amour véritable lui fut révélé, il ne se départit jamais de sa douce vision du slip blanc ou rose (quelquefois noir à certaines périodes) de l’institutrice. Il revoyait la tache pâle des cuisses, l’exquise jarretelle bien tendue sur la chair ferme. Mme Lavageol composait pour lui un personnage à deux hémisphères. Il y avait, au-dessus du bureau, l’hémisphère nord, tiré à quatre épingles, souriant mais grave ; et puis le sud, abandonné déjà à de futures luxures et dont il croyait éprouver le souffle ardent sur son visage d’enfant.

Après la communale, Édouard avait fréquenté le collège pendant quatre ans. Son brevet décroché, il était entré en apprentissage chez un vieux garagiste qui connaissait bien le métier. C’est ce dernier qui lui avait communiqué sa passion pour les tractions avant. Il rentrait du service militaire lorsqu’il apprit que le mari de son ancienne institutrice venait de se tuer dans un accident d’avion (il donnait des baptêmes de l’air dans un aéro-club). Une force obscure le poussant, Édouard se rendit à ses funérailles. Quand à la sortie de l’église, il avait présenté ses condoléances à la veuve, celle-ci s’était exclamée derrière son crêpe : « Doudou ! Mon Dieu, comme tu es devenu beau ! C’est gentil d’être là. » Et elle l’avait embrassé.

Leur premier baiser, dans une odeur d’encens et de fleurs flétries.

Huit jours plus tard, il lui rendit visite à son domicile (l’adresse figurait sur le faire-part). C’était la nuit tombante et Édith Lavageol corrigeait des cahiers sur la table de sa cuisine. Elle avait un peu plus de quarante ans à l’époque. Sans être une femme forte, elle était bien en chair, très brune, avec un regard clair éblouissant de gentillesse. En lui ouvrant la porte, elle avait marqué une grande surprise troublée.

« — Édouard, comment cela se peut-il ? Je pensais à toi, justement ! »

Il ne devait jamais savoir ce qui lui avait pris à cet instant. Toujours est-il qu’il l’avait doucement refoulée dans son couloir, avait refermé la porte d’un coup de talon avant de la saisir dans ses bras pour une étreinte qui ne cesserait plus.

* * *

— Tu m’as apporté mon Huma ? demanda Rachel.

— Il est resté dans ma bagnole, je vais te le chercher.

Sa grand-mère, fille d’un syndicaliste d’avant 14, était communiste militante. Même impotente, elle s’acharnait à faire du prosélytisme depuis son vieux fauteuil. Sa grande amertume était de voir Édouard résister à ses tentatives de conversion. De guère lasse, il lui avait promis d’adhérer au Parti, un jour où la vieille femme paraissait physiquement mal en point. Depuis lors, elle le harcelait à chacune de ses visites.

— Bien entendu, tu n’as toujours pas pris ta carte ? risqua-t-elle, espérant confusément une bonne surprise.

— Non, reconnut Édouard. Écoute, mémé, ouvre un peu les yeux : il est dans les choux, ton Parti ! Le communisme, ça n’existe plus !

Elle lui adressa le doux sourire des illuminés, de tous ceux qui sont capables de voir ce que les autres ne peuvent distinguer, nyctalopes d’un présent brouillé.

— Le fumier de ce communisme mort fertilisera le communisme nouveau, prophétisa Rachel.

— Tu as lu ça dans l’Huma ?

Elle ignora le sarcasme.

— À mon âge, mon Doudou, on sait que tout est cyclique, c’est le grand système de l’existence. Le monde ne peut pas vivre sans communisme. Celui qui s’achève aura fait l’essentiel en bouleversant l’humanité ; celui qui va venir l’ensemencera. Le premier a préparé la terre pour les moissons futures.

— Tu causes bien, la complimenta Édouard. Tu avais une carrière à faire en politique.

Il se tut en voyant coulisser la porte du wagon.

Fausto Coppi (il s’appelait Ferrari, en réalité, mais présentait une réelle ressemblance avec le grand champion italien, ce qui lui avait valu ce surnom de la part de ses équipiers) parut le premier. Il portait sa tenue de compétition : culotte noire, maillot violet à parements jaunes. Il ressemblait à son vélo. Ses chaussures de cycliste lui donnaient une démarche d’échassier. Dans la vie, Fausto travaillait chez un miroitier ; le boulot achevé, il s’habillait en coureur et enfourchait l’une de ses montures qui toutes provenaient de chez Colnado, le couturier du vélo milanais. La présence d’Édouard qui lui battait froid l’incita à un prompt départ. Il enfourcha sa bécane avec la maestria d’un écuyer de cirque, adressa un signe de la main au couple qui le regardait avec hostilité et se mit à pédaler comme pour un « contre la montre ».

— Va, mon con ! Va, mon con ! gloussa Rachel. Si tes bourses pouvaient rester collées à la selle, ce que je serais contente !

— Qu’est-ce que tu maugrées ! demanda Rosine en surgissant à son tour du wagon.

C’était une gaillarde dont la cinquantaine n’avait pas entamé la féminité. Sa sexualité s’imposait avec une sorte de violence qui mettait les hommes sur le qui-vive. En apercevant Rosine pour la première fois, chaque mâle avait l’impression que quelque chose de fort et d’inattendu pouvait lui arriver. Sa poitrine volumineuse, son fessier toujours ferme, ses lèvres gobeuses et son regard plein de défi insolent coupaient le sifflet des plus hardis.

Ce n’était cependant pas une virago. Rosine était un être tout en nuances qui se fragilisait dans certains cas et devenait touchant par son ingénuité.

— Tu es là, toi ? jeta-t-elle à son fils en manière d’accueil. Il m’avait bien semblé entendre ta voiture.

Édouard la regarda brièvement et ne vint pas l’embrasser. Il boudait à cause de la séance amoureuse qui venait d’avoir lieu. Au loin, on distinguait la tache colorée de Fausto, la tête dans le guidon, rêvant d’emmener un peloton de vedettes dans les lacets de l’Aubisque.

— Alors, madame en a pris plein ses miches ? gouailla Rachel.

Sa fille haussa les épaules :

— Ce que tu peux être mal embouchée, ma pauvre mère ! Tu ne t’exprimes correctement que pour parler politique.

Elle palpait sa coiffure du bout des doigts. Sa coquetterie résidait dans une tignasse invraisemblable, à étages, très gonflante, d’un blond tirant sur le gold et qui tenait à coups de perpétuelles petites giclées de laque. Elle avait une forme de ruche et Rosine la ménageait en toutes circonstances, au point de garder la tête soulevée pendant qu’on lui faisait l’amour.