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Édouard essuya la sueur de son front d’un revers de manche.

— Écoute, Rosine, dit-il, enlève cette petite charogne de ma vue, sinon je ne réponds de rien !

Ses menaces n’affectèrent pas Marie-Charlotte. Sans plus s’occuper de son cousin, elle invita du geste Nivolas à la suivre. Il était parvenu à se mettre sur les genoux. Il se tenait penché : du sang et des haricots tombaient de lui. La scène évoquait quelque film américain de l’époque Steinbeck ou Caldwell. Ce wagon sans roues, ce bulldozer rouillé, la vieille infirme dans un fauteuil voltaire et ce gros type ensanglanté qui restait à genoux au bord d’une excavation, tout contribuait à composer une ambiance baroque.

— Allons, venez, bordel ! s’impatienta la gosse. Vous étiez plus fringant, l’autre après-midi, avec votre paf violacé et vos gros doigts dégueulasses qui m’écartaient les fesses !

Il paraissait totalement dominé, se leva et la suivit jusqu’à un vieux tronc d’arbre où ils s’assirent, le dos tourné aux Blanvin.

— Cette gamine est un monstre, murmura Rachel. Doudou a raison, ma grande : il faut absolument qu’elle s’en aille !

9

Elle tenta de se rendormir, malgré les ronflements de la vieille, mais n’y parvint pas. Pour couronner la « fête nocturne », Rosine devait vivre un rêve lubrique car elle geignait à la manière des partenaires interchangeables des films X. Marie-Charlotte se dressa sur les coudes pour regarder en direction de la large porte coulissante. Un rai de lumière filtrait sous les fortes pièces de bois, annonçant le jour nouveau.

Elle crut entendre marcher à l’extérieur. Identifia un pas d’homme précautionneux. Elle aurait dû s’effrayer, au contraire, elle n’éprouva que de la curiosité. Elle réfléchit sur la conduite à tenir. Devait-elle réveiller Rosine ou aller seule aux nouvelles ? Elle se dit que rien ne pressait. Chose curieuse, le bichon de Rachel dormait comme sa maîtresse, lové sous son bras valide ; il restait insensible à ce léger bruit de pas ; peut-être qu’il ne le percevait pas, dans la touffeur du lit ?

Marie-Charlotte avait eu la tentation, à plusieurs reprises, de jeter subrepticement le petit animal sous une chenille du bouteur pendant que le père Montgauthier le manœuvrait. Elle n’éprouvait pas d’antipathie pour l’animal mais rêvait de voir pleurer Rachel. Maintenant qu’elle faisait front contre Rosine avec son petit-fils, Marie-Charlotte prévoyait que son séjour au chantier allait se terminer dès que serait réglée l’affaire du viol.

Elle s’enorgueillissait de la façon dont elle avait conduit l’entretien avec le maire blessé. Il respirait avec la bouche à cause de son nez cassé, de ses narines gonflées de sang séché, et des larmes perlaient à ses paupières. En un instant, Nivolas s’était mué en un gros petit garçon malheureux. Il n’éveillait pas sa compassion car elle n’en éprouvait jamais, sauf pour elle-même parfois ; mais l’attitude pantelante du bonhomme assurait Marie-Charlotte de sa supériorité. Dans le fond, ils étaient tous des enfants, comparés à elle : Rachel, Rosine et même ce fier-à-bras d’Édouard. Des êtres qui ne seraient jamais terminés et qui subissaient la vie au lieu de vouloir la dompter.

Alors elle avait posé sa frêle main aux ongles sales sur l’énorme genou du marchand de grains.

« — Tout ça est de votre faute, monsieur le maire. Il faut toujours jouer franc-jeu. Ma tante vous propose un marché, vous l’acceptez et n’avez rien de plus pressé que de la flouer. Dégueulasse. Maintenant, dites-vous que si ça ne s’arrange pas, nez cassé ou pas, vous passez aux assises, mon vieux ! Ça fera riche. Dix ans de réclusion : votre carrière aux chiottes ; la ruine, et tout le monde, à commencer par votre famille, vous traite en pestiféré. Vous comprenez que les preuves sont là : mon mouchoir brodé de mes initiales, plein de votre foutre à la con ! Et puis dites : le bistrot. Vous vous rappelez ? Je voulais à toute force m’arrêter. Ensuite j’ai prétendu que je ne trouvais pas les w.-c., c’était pour parler à la patronne. Je lui ai dit que vous me mettiez la main entre les jambes en conduisant. Elle a déjà témoigné devant les gendarmes. »

« — Quelle saloperie tu es ! » marmonna Nivolas.

Elle gloussa :

« — Oh ! ça, c’est rien : je débute. Plus tard, j’accomplirai des trucs dont personne n’a idée. Je suis une enfant prodige ! Si vous saviez comme je me sens vieille, déjà ! Ça me fait comme si j’avais toujours existé et que je sache tout sur les choses et sur les gens. »

Il ne répondait pas. L’écoutait-il ? Il caressait son nez tuméfié, soufflant comme un phoque dans l’eau.

« — Au point où nous en sommes, il s’agit de bien prendre les choses en main, continua Marie-Charlotte. Prendre les choses en main, ça veut dire quoi ? Que vous tenez vos engagements et que ma tante et moi on s’arrange pour que la police arrête les poursuites, non ? »

Comme il se taisait encore, elle monta le ton :

« — Vous m’entendez ou quoi, vieux con ? »

« — Oui, oui ! » s’empressa le maire.

« — Alors réagissez, bordel ! Stopper l’enquête ne sera pas facile : il va falloir que je me rétracte en partie, mais je trouverai. De votre côté, vous prenez en charge l’histoire de la source (elle pouffa en évoquant la crédulité de Rosine) et vous me donnez cent mille francs en liquide à titre de dédommagement. »

« — Comment ! sursauta Nivolas. Qu’est-ce que c’est que ça ? Cent mille francs ! »

« — C’est donné, si vous réfléchissez que je peux briser votre vie. Je taxe votre conduite, mon gros. Non seulement vous m’avez violée, mais vous avez blousé ma tante. »

« — Violée, c’est vite dit ; tu étais consentante ! »

« — Consentante ! Après avoir confié à la bistrote que j’avais peur ? »

À l’évocation de la scène, elle rit dans les pénombres de l’aube. Elle tenait le couteau par le manche, la bougresse. Le lendemain, il lui remettait une enveloppe rebondie en cachette de sa tante, jurait que la Compagnie des Eaux ne se livrerait à aucune poursuite, la commune prenant en charge les travaux de réfection ainsi que la facture de la flotte perdue. De son côté, elle déclara au brigadier qu’en fait le maire ne l’avait pas pénétrée mais qu’il s’était simplement « soulagé » devant elle. Sciemment, Marie-Charlotte reprenait son petit air pervers, si bien que le gendarme, troublé par cette volte et soucieux de ne pas s’engager dans une croisade tapageuse contre un personnage important de la contrée avait préféré en rester là. La complaisance dont Rosine avait fait preuve avec lui n’était pas étrangère à son renoncement.

Le pas s’était éloigné en direction des terrassements et elle n’entendait plus rien. Elle se leva sans bruit, prit ses sandales et sortit en entrouvrant à peine la porte coulissante.

Le temps était gris sous le restant de nuit. Rien ne brillait au ciel et l’on voyait encore luire les lampadaires de la grand-route, au loin, en contrebas.

La première chose qu’elle aperçut, ce fut une voiture à quelque distance ; au-dessus du pare-brise le mot « Taxi » était resté éclairé. Marie-Charlotte perçut un bruit d’éboulis dans la direction opposée. Elle chaussa ses sandales de cuir et s’avança vers l’excavation. Elle découvrit alors le gros chauffeur bourru qui avait conduit sa tante à Paris, le jour où Rosine l’avait emmenée. Il paraissait plus trapu que la première fois, dans sa veste de cuir râpé. Sa casquette démodée était rejetée derrière sa tête pour lui permettre d’utiliser un appareil photographique. Il prenait photo sur photo. Le grignotement du chargeur retentissait dans l’air immobile du petit matin.