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Une bouffée de colère s’empara de la gamine et elle se dirigea le plus silencieusement qu’elle le put vers le bonhomme. Elle portait sa tenue de nuit : un slip et un tee-shirt qui flottait sur ses cuisses maigrichonnes.

Lorsqu’elle fut très proche du photographe, elle l’interpella :

— Qu’est-ce que vous fabriquez ?

Le taxi se retourna, vit la fille et, la jugeant peu digne d’intérêt, continua de prendre des clichés.

— Je vous demande ce que vous faites ! cria Marie-Charlotte.

— Un dossier ! répondit-il.

— Un dossier pour quoi ?

— Pour mes collègues de la municipalité. Le maire est en train de nous endormir avec cette affaire de canalisation saccagée. Il prétend faire supporter à la commune le prix de cette déprédation. D’autre part, aucun permis n’a été délivré concernant ces travaux.

Il se tut car une furie en petite culotte venait de se précipiter sur lui et de saisir la dragonne de son appareil. Elle le lui arracha des mains.

— Rends-moi ça tout de suite ! fulmina le taxi.

— Quand j’aurai récupéré la pellicule ! fit-elle. Vous êtes sur une propriété privée et je vous interdis de prendre des photos !

Il voulut récupérer son bien ; d’une cabriole de chevrette, elle se mit hors de sa portée.

— Ça va mal aller ! vociféra le « bourru » en s’approchant.

Pour le tenir à distance, elle décrivit des moulinets avec l’appareil.

— Casse-le et tu verras cette avoinée ! gronda le chauffeur de taxi.

Il risqua un bond en avant afin de saisir la courroie, rata son geste, trébucha, et la grosse boîte noire heurta sa tempe à toute volée. L’homme tomba d’un seul coup. Marie-Charlotte cessa de faire tournoyer le lourd Kodak. Il pendait maintenant au bout de son bras et lui paraissait soudain très lourd.

Elle attendit un instant, complètement sidérée de le voir gésir dans une totale immobilité. Rien en lui ne bougeait : ni ses membres ni son visage.

« Putain, soupira-t-elle, je ne l’ai tout de même pas tué ! »

Elle s’accroupit devant sa victime et fit des gestes qu’elle avait souvent vu accomplir dans les films : elle palpa la gorge du chauffeur, puis son poignet, chercha enfin les battements de son cœur avec la main glissée sur sa poitrine. Cet attouchement lui donna un spasme. Elle faillit vomir tant le contact de cette peau tiède sur laquelle végétaient des petites touffes de poils l’incommodait. Rien !

« Il est vraiment mort ! Mais comment ça se peut ? Juste un coup à la tempe ! »

Elle repensait à des combats de boxe télévisés au cours desquels les adversaires se martelaient le visage sans même tituber.

« Oh ! la merde ! Me voilà dans de jolis draps ! »

Elle frappait la terre visqueuse à coups de talons rageurs.

Pendant qu’elle s’agitait, des idées s’organisaient dans sa tête de « surdouée ». Elle consulta sa Swatch. Six heures cinq ! Elle trotta jusqu’au bulldozer et le mit en marche.

Il lui fallut un quart d’heure pour creuser un trou profond d’environ cinq mètres dans le flanc de la cuvette. Les énormes dents de la pelleteuse mordaient facilement la terre humide. De temps à autre, elle regardait les abords du chantier depuis sa cabine, mais l’univers paraissait vide et nulle vie, même animale, ne se manifestait. Saisir le corps du chauffeur avec la mâchoire d’acier lui prit du temps car il retombait, étant mal assuré dans la benne ouvrante. Enfin elle parvint à l’enfouir dans le trou. Avant de reboucher ce dernier, elle s’en fut inspecter l’endroit où l’homme venait de mourir. Un instant, elle eut la convoitise de conserver son appareil, mais c’eût été follement imprudent, aussi alla-t-elle le jeter dans la fosse ainsi que sa casquette. Après quoi elle reboucha le trou. Tout en tassant la terre, elle se demandait ce qu’elle ferait de la voiture. Elle savait conduire, ayant volé force bagnoles, seulement elle ne pouvait guère affronter la circulation en plein jour !

« L’enterrement » achevé, elle alla à l’auto. Son cœur se serra lorsqu’elle constata que le type avait conservé la clé de contact. Heureusement, elle savait raccorder les fils.

Bientôt elle quitta les abords du wagon. Elle se tenait presque debout pour pouvoir atteindre les pédales et conduisait lentement. Parvenue au bout de leur chemin, elle obliqua sur la droite, en direction de la forêt.

« Pourvu que je ne rencontre personne ! Si quelqu’un me voit conduire ce bahut, tout est foutu ! »

À l’abri des arbres, elle se sentit davantage rassurée. Au sein du bois, la nuit durait encore. Marie-Charlotte continua d’emprunter le chemin aux profondes ornières sur lequel le taxi tanguait. Elle s’était promenée par ici, quelques jours auparavant, et savait que la forêt cessait bientôt. Ensuite, le chemin devenait l’affluent d’une route dite « panoramique », ainsi qualifiée parce qu’elle dominait une vallée. Elle choisit de l’emprunter sur la gauche. Il convenait d’éloigner le plus possible l’automobile du chantier où elle avait inhumé le corps.

Les enquêteurs ne devaient pas penser un instant que le taxi était passé chez Rosine. Pour cela, il n’y avait qu’une solution : mettre de la distance entre la voiture et le terrain.

Depuis la route panoramique, la vue portait loin. La voie restait déserte. Quelques kilomètres plus loin, une odeur pestilentielle saisit Marie-Charlotte à la gorge.

Elle décela alors une cimenterie à l’horizon et sut dès lors ce qu’il lui restait à faire. Le temps pressait. L’usine de ciment ne devait guère reprendre son activité avant une heure, peut-être davantage.

Elle emprunta un chemin en lacet qui descendait vers la fabrique et l’atteignit plus vite qu’elle ne l’estimait. Une barrière peinte en rouge et bleu interdisait dérisoirement l’accès des bâtiments.

À gauche du contrepoids, on avait ménagé un passage pour les piétons et les cyclistes, il s’était élargi à l’usage, et comme Marie-Charlotte se moquait de la carrosserie, elle put entrer sans trop de mal.

Elle redoutait quelque veilleur de nuit, mais personne n’apparut.

Son calme l’impressionnait.

« J’ai l’âme bien trempée, comme disent ces cons. »

Lentement, elle contourna d’immenses bâtiments qui lui paraissaient tomber en désuétude. L’odeur de charogne devenait de plus en plus pénétrante.

« Si ça se trouve, cette fabrique ne fonctionne plus. »

Au-delà des bâtiments s’élevaient des pyramides de poudre grise. Elle décrivit un grand cercle pour les contourner. Elle choisit la plus éloignée et accéléra à fond pour se lancer contre.

Le choc fut brutal et l’étourdit. Elle s’attendait à un contact moelleux et trouvait une masse qui, sans être vraiment solide, offrait de la résistance. En un instant, elle n’y vit plus clair, l’avant de l’auto disparaissant sous un éboulis. Elle s’était à ce point ancrée dans la pyramide qu’elle ne pouvait plus ouvrir sa portière. Elle passa à l’arrière du véhicule et se mit à secouer la porte de droite. À force de s’escrimer, elle gagna une quinzaine de centimètres de battement, sa taille fine lui permit de s’extraire.

Elle sentait une énorme bosse gonfler son front. La poudre pénétrait dans sa gorge, ses poumons, la faisant tousser. Elle eut, malgré ses ennuis, la satisfaction de constater que le taxi s’était presque entièrement incrusté dans la pyramide et qu’il suffisait de faire couler les résidus malodorants sur l’arrière de l’auto pour qu’elle échappe aux regards superficiels.