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Il lui fallut environ deux heures pour regagner son gîte ; elle courut presque tout le temps, s’arrêtant parfois pour s’allonger sur de l’herbe ou de la mousse, puis repartant avec l’allure souple et inquiétante d’une bête malfaisante.

Avant de retrouver le wagon, elle s’arrêta à un ruisseau, se dévêtit pour se nettoyer et battre ses hardes maculées de poussière blanche.

Marie-Charlotte suivait son chemin de haine avec une sorte d’instinct infaillible.

« Je n’aurai jamais peur de rien ! » décida-t-elle.

10

Banane était parti essayer un cabriolet 11 A dont il venait de réparer le parallélisme ; cette vérification constituait pour le jeune Maghrébin une récompense. Il tenait son coude gauche à l’extérieur et prenait une attitude détachée quand il traversait les agglomérations. Lorsqu’il voyait des filles, il leur lançait deux petits appels mutins. Généralement elles ne réagissaient pas, non parce qu’il était arabe, mais parce que, pour elles, l’auto dans laquelle il se déplaçait était un clou, une guimbarde d’un autre âge dans laquelle pour rien au monde elles auraient accepté de monter. Il savait leur mépris pour ses chères tractions et le considérait comme une infirmité. Il éprouvait l’apitoiement que vous inspire quelqu’un ne partageant pas vos convictions religieuses ni l’admiration que l’on porte à un génie de l’Art.

Comme il approchait du garage, il aperçut une gamine chaussée de santiags et moulée dans un jean écorché de partout. L’idée lui vint qu’elle était la petite cousine dont Blanvin lui avait parlé (en termes peu flatteurs) et il stoppa à sa hauteur.

— Je suis Selim, l’ouvrier d’Édouard, se présenta-t-il ; vous êtes la petite que Mme Rosine a ramenée de Paris ?

— Comment l’avez-vous su ?

— Le pif ! plaisanta Banane.

Il ouvrit la portière du côté passager pour l’inviter à prendre place. Marie-Charlotte ne se fit pas prier.

— J’adore ces vieilles voitures, dit-elle, elles ont une âme.

La remarque rendit Banane heureux.

— Généralement, les filles tordent le nez dessus ; elles préfèrent les tires d’aujourd’hui.

— Parce que ce sont des connasses, trancha la petite. Celle-ci sent bon le vieux cuir. C’est pas une odeur bidon. Il paraît que les Anglais ont un produit spécial pour parfumer l’intérieur des Rolls, leur donner l’odeur du cuir, j’ai lu ça dans une revue.

— Ce sont des têtes de nœud, affirma Banane. Pourtant ils ont réalisé des chouettes bagnoles dans le passé : M.G., Triumph, Morgan, Jag, Aston Martin… Les temps ont changé, les Japonais sont venus foutre la merde. Dans vingt ans, il n’existera plus que deux fabricants de voitures sur la planète !

— Montre-moi ton pouce ! demanda Marie-Charlotte.

— Pourquoi ?

Elle saisit la main qui venait de quitter le volant et l’étudia.

— La vache ! Cette spatule ! Tu dois avoir une queue d’enfer ! Le pouce, ça ne trompe pas.

Interloqué, Banane récupéra sa main. Les oreilles lui brûlaient. Il trouvait effectivement la petite cousine assez « particulière ». Heureusement pour sa confusion, ils atteignaient le garage.

En voyant Marie-Charlotte descendre de la 11 A sport, Édouard fronça le sourcil.

— Qu’est-ce que vous foutez ensemble ? demanda-t-il.

Marie-Charlotte se mit à chanter, d’une voix de fausset :

— « On s’est rencontrés simplement. Et je n’ai rien fait pour chercher à lui plaire. »

— Elle venait ici, expliqua Banane, j’ai compris que c’était « elle ».

Édouard enregistra le trouble de son apprenti, il en fut agacé.

— Pourquoi es-tu venue ? demanda-t-il à l’adolescente.

— Pour essayer de faire une affaire avec toi. Je veux m’acheter une mobylette.

— Pour quoi faire ?

— À quoi sert une mobylette ? ricana la gosse. T’as droit qu’à une seule réponse. On est en exil, au chantier. Ta mère qui ne conduit pas ! À son âge et à notre époque ! Un jour la télé viendra tourner un documentaire sur elle. La Française qui ne sait pas conduire ! Quand le vieux birbe qui manie le bull oublie d’apporter le pain, on bouffe sans pain ! Quand on veut poster une lettre, on doit faire trois bornes à pinces pour trouver une boîte. Jusqu’à la grand-mère qui chiale après son Huma ! Bon, alors je me fends d’une mobe ; ça s’inscrit dans une certaine logique, selon toi ?

— Tu as du fric ?

— Assez pour faire cette emplette, cousin.

— À qui l’as-tu piqué ?

Marie-Charlotte regarda Banane.

— C’est beau, la famille, non ? Vous êtes aussi comme ça, chez les crouilles ?

Édouard plongea ses mains dans de l’essence, puis se les lava au Nab.

— Il y a quelque chose en toi qui me révulse, déclara-t-il. Chaque fois que je te vois, j’ai envie de te claquer le museau.

Elle pouffa :

— Tu ne fais que ça, hein ? Cogner, c’est ton vice : le coureur de Rosine, le maire ! Eh bien, avec moi, vaut mieux que tu fasses l’impasse. Si tu me touchais, je t’arracherais la gorge avec mes dents.

Elle découvrit sa denture de rongeur.

— Rien que des incisives, fit-elle. J’ai dû être vampire dans une vie antérieure.

— Oh ! non : c’est maintenant que tu l’es, assura Édouard. Quelque chose, chez toi, fait peur au premier abord. Et cependant, une petite fille c’est si touchant, si merveilleux…

— Si je comprends bien, pour mon vélomoteuur, c’est râpé ?

— Je ne vends pas de vélomoteurs ; comme tu le vois, je suis spécialisé dans les vieilles Citroën.

Banane qui écoutait en enfilant sa combinaison proposa :

— Si vous voulez, je peux vous prêter celui de ma frangine ; elle n’est pas près de pouvoir s’en servir.

— Si tu le lui prêtes, tu ne le reverras plus, déclara Édouard.

Marie-Charlotte vit rouge.

— Il me plume, ce grand con, à la longue ! Cette façon de me chambrer, de m’insulter ! Mais qui es-tu, garagiste de mon cul, pour te permettre de me traiter ainsi ?

Dans sa colère, son strabisme s’accentuait et ses yeux noirs se rapprochaient de l’arête du nez. Blanvin y lut une haine si intense qu’elle le terrifia.

« Une bête nuisible ! » songea-t-il.

La sonnerie téléphonique rompit la tension. C’était le propriétaire de la 11 A sport qui demandait des nouvelles de sa voiture.

— Elle est prête, monsieur Maubuisson ; mon apprenti vient de la vérifier.

Il interrogea Banane du regard, le jeune homme lui indiqua que tout fonctionnait bien.

— Vous pouvez passer la prendre !

L’autre lui dit qu’il n’avait personne à disposition pour l’emmener au garage, mais que si, par contre, on lui livrait sa voiture, il raccompagnerait le convoyeur.

— Je vous l’apporte tout de suite, promit Édouard.

Banane fit le pare-brise de l’auto sans qu’on eût à le lui demander, cependant que Blanvin étalait du papier sulfurisé sur le siège conducteur pour le protéger des éventuelles souillures de sa combinaison de travail.

Marie-Charlotte le regardait s’activer et le trouvait beau, malgré l’antipathie qu’il lui inspirait.

Avant de démarrer, il lança :

— Je te dis au revoir au cas où, comme je l’espère, tu ne serais plus là quand je reviendrai.

— Quel dégueulasse ! dit-elle à Banane.

— Oh ! non, protesta avec dévotion Selim ; il n’y a pas plus chic type que lui, mais il aime taquiner.