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— Tu parles d’un cadeau !

— Oh ! arrête de toujours maugréer !

— Mémé ! intervint Édouard, je t’ai fait une propose : viens habiter avec moi !

Une expression de joie égaya un instant le visage de l’aïeule, puis elle s’assombrit.

— Tu es gentil, mon Doudou, mais comme je l’ai déjà dit, ça n’est pas possible. J’ai besoin de soins que seule une fille ou une infirmière peut m’apporter.

— Je te prendrai une aide deux heures par jour.

Elle sourit derechef à cette nouvelle proposition. Comme précédemment, des objections inférieures dissipèrent cette flambée d’espoir.

— Tu es un bon garçon, Édouard ; mais je pense à ton escalier étroit qui ressemble presque à une échelle. Jamais vous ne passerez par là !

— À deux, avec mon petit Banane, on y arrivera.

— Une fois là-haut, je ne pourrais plus ressortir, or moi, il me faut de l’air à tout moment, demande à Rosine. Je suis une grosse mangeuse d’oxygène. J’aime avoir du vent plein la gueule.

— Écoutez, dit Marie-Charlotte, la bouche pleine de choucroute, ne vous cassez pas le chou : je m’en irai au début de la semaine prochaine. On pourra me subir encore quelques jours ?

— Pourquoi tu ne pars pas tout de suite ? demanda cruellement Rachel.

Marie-Charlotte hocha la tête. Elle avait les yeux emplis de larmes.

— Je crois bien que je vais avoir mes règles pour la première fois, dit-elle, j’aimerais rester avec Rosine pendant ce temps-là.

11

Les séances chez son coiffeur constituaient un grand moment de la vie de Rosine.

D’après elle, seule une certaine Natacha, mièvre fille blonde des faubourgs, parvenait à réussir l’édifice qu’elle promenait sur le sommet de sa tête.

« — Elle a le tour de main, assurait-elle ; le génie, c’est inné. »

Trois fois par mois, elle allait confier sa tête aux mains du miracle. Ces rendez-vous capillaires constituaient sa détente. Pendant qu’on la « traitait », elle buvait des cafés, se faisait apporter des croque-monsieur, lisait des magazines féminins et s’entretenait avec Natacha des choses de la vie.

Ce vendredi-là, elle proposa à sa nièce de l’accompagner ; ne serait-ce que pour un shampooing. Marie-Charlotte accepta. Banane s’occupait du transport de Mme Rosine, la chose entrait dans ses attributions et il était fier de la mission. La gamine prit place à l’arrière de la grosse 15 six d’Édouard et son regard resta accroché à celui de Banane, dans le rétroviseur, pendant tout le trajet.

Rosine pérorait comme si elle se fût déjà trouvée dans le grand fauteuil émaillé.

— J’espère qu’il ne va pas pleuvoir, dit-elle en voyant le ciel s’obscurcir : on a laissé maman dehors ; c’est elle qui a demandé, et Montgauthier n’est pas venu travailler aujourd’hui.

— S’il se met à pleuvoir, j’irai la rentrer, promit Banane.

— Note que j’ai laissé un parapluie près d’elle, bien que, d’une seule main, il ne soit guère facile à ouvrir.

— Ne vous tracassez pas, je vais surveiller le temps. À la première goutte de flotte, je bondis au chantier.

Il les laissa devant le salon de coiffure après un long regard à la gamine.

— Ce môme est un amour, déclara Rosine ; Édouard a de la chance d’être tombé sur lui.

Il y eut le cérémonial habituel, les palabres du patron italien qui se perdit en compliments sur la grâce juvénile de Marie-Charlotte. Il proposait de profiter de ce que ses cheveux avaient poussé pour lui faire quelque chose de gonflant. Rosine jugeait l’idée excellente.

— C’est vous qui me gonflez ! éclata soudain la pécore. Je veux au contraire que vous me les coupiez rasibus !

Ils se récrièrent que c’était un crime, que sa tête allait ressembler au moignon d’une branche de platane taillé. Elle resta intraitable. Pour éviter un éclat dans une boutique où elle jouissait d’une grande considération, Rosine soupira « qu’après tout, si tu le sens… ».

Et elles s’installèrent dans deux fauteuils contigus. Marie-Charlotte regarda la fameuse Natacha dénouer les cheveux de sa tante et vit, avec plaisir, s’écrouler le sot édifice qui la rendait si ridicule et dont elle se montrait si fière. Souvent, les gens se cramponnent à des artifices qui les déshonorent et qu’ils arborent cependant comme les marques d’un mystérieux honneur qu’ils s’accordent.

Lorsque sa longue chevelure chuta sur ses épaules, la gamine s’exclama :

— Putain ! Ce que tu es mieux comme ça !

— Sûrement ! pouffa Rosine, comme s’il s’était agi d’une plaisanterie.

— Mais je te jure, insista Marie-Charlotte. Demande à Natacha.

L’autre, qui était très satisfaite de la ruche qu’elle construisait, eut un rire sot.

— Mademoiselle plaisante.

L’adolescente se mit en colère :

— Si vous prétendez qu’elle est plus belle avec son tas de foin, c’est que vous êtes une menteuse ou une connasse.

— Je t’en prie, Marie-Charlotte ! s’écria Rosine. Tu es impossible ! Excusez-la, ajouta-t-elle pour Natacha.

La coiffeuse s’arrangea pour tourner le dos à l’impertinente. Lorsqu’elle eut débarrassé sa cliente des épingles à cheveux et des pinces qui avaient donné du corps la mitre, elle l’escorta jusqu’au bac de lavage où elle eut droit à un shampooing. Rosine s’abandonnait voluptueusement à la chaude caresse de l’eau et au malaxage des mains expertes.

Le téléphone sonna. Au bout d’un court instant, le patron lança :

— Pour toi, le téléphone, Natacha !

— Excusez-moi, fit la coiffeuse.

Rosine savourait cette félicité que lui apportait le fait d’être prise en charge en vue de son embellissement. Elle flottait aux lisières du sommeil, bêtement heureuse dans son peignoir bleu ciel.

Marie-Charlotte la considéra un instant, puis, saisie d’une idée, s’empara d’une paire de longs ciseaux posée sur la console de marbre en face d’elle, et quitta son fauteuil pour s’approcher de sa tante. Personne ne lui prêtait attention, elle appartenait à ce genre de fille ingrate qui, en tous lieux, passe inaperçue. Plongeant sa main gauche dans le bac de zinc, elle saisit en une énorme poignée les cheveux de Rosine. Ils ressemblaient à des algues, mais quand elle les eut réunis dans sa main, cela composait une petite gerbe de vilain blé détrempé.

Les ciseaux entrèrent en action. Ils mâchaient voracement la queue-de-cheval, la sectionnaient sans bruit dans l’eau tiède. Elle eut entre les doigts une crinière de horse-guard qu’elle lâcha et regagna son fauteuil. Des numéros de Paris-Match proposés aux clientes attendaient sur une tablette. Elle en prit un et se mit à le lire. Un reportage sur le roi d’Espagne mobilisa son attention. Sur les photos, le sympathique monarque paraissait vieilli, alors que récemment, elle en avait vu d’autres où il faisait dix ans de moins. Marie-Charlotte jugeait que les gens s’abîmaient à toute vitesse ; leur visage se couvrait de rides et de boursouflures, leurs yeux s’embuaient, leurs cheveux blanchissaient et la graisse sournoise se faufilait partout sous leur peau. Elle appréciait d’être une enfant « surdouée », ce phénomène allant lui permettre de vivre intensément sa vie en très peu de temps, avant que son corps ne se corrompe.

Un cri l’arracha à l’article :

— Madame !

Elle abaissa son magazine. Natacha tenait hors du bac une forte mèche de cheveux ruisselants qui s’emmêlaient entre ses doigts.