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— Ça me permet de dire ce que je pense, tel que je le pense, riposta Rachel. Rien que l’idée d’avoir ce mec déguisé en coureur qui me danse sur le ventre, ça me flanque envie de gerber !

Rosine grommela :

— Carabosse !

— Morue ! riposta Rachel.

— O.K. ! murmura Édouard, furieux. Je vois que tout va bien, salut, les vieillardes !

Il se dirigea vers sa voiture.

— Eh bien quoi ! protesta Rosine, tu pourrais t’occuper un peu de nous !

— D’autres s’en chargent, lâcha le garçon.

— Embrasse-moi, au moins ! implora sa mère.

— D’autres s’en chargent, répéta-t-il sur le même ton.

Rosine vit rouge.

— Tu ne vas pas comparer ! Le baiser d’un fils et celui d’un amant n’ont rien à voir ! Ça te choque que je me tape un homme ? Mais nom de Dieu, je suis une femme en vie, moi, et n’étant pas mariée, je ne trompe personne !

Tout en s’abandonnant à sa véhémence, elle contemplait son fils et l’admirait. Il était grand, costaud, avec des muscles qui roulaient sous son tee-shirt blanc. Son jean dessinait sa taille étroite et révélait le modelé de ses cuisses. Sous sa barbe qui semblait résulter d’un rasage bâclé, elle lisait l’harmonie de ses traits virils. Il avait un regard bleu foncé, un regard couleur de fleurs de glycine fanées (le même que son père, songea-t-elle) où la pupille se cernait d’un cercle presque vert. Le nez droit évoquait celui des statues grecques. Sa chevelure très fournie, rebelle malgré la raie de côté qui tentait de la discipliner, était d’un châtain indéfinissable, tirant légèrement sur le roux. Elle ondulait sur les tempes.

Au fur et à mesure qu’elle lui parlait, la méchante lueur glacée de son œil semblait s’évaporer, comme la buée sur une vitre. Une tendresse bourrue lui succédait.

Elle poursuivit :

— Les garçons ne peuvent supporter l’idée que leur mère s’envoie en l’air. Pour ce qui est du père, ils sont tout contents d’apprendre que c’est un chaud lapin. Ça les rassure. Mais maman : pas question ! Sainte Machine !

— Je ne sais pas, riposta Édouard ; je n’ai jamais eu de père.

Quelque chose de flétrisseur sonnait dans sa voix.

Rosine se remit à vérifier l’espèce de tiare qu’elle portait sur la tête.

— Ne t’inquiète pas : elle tient bon, railla sa mère. Tu dois faire l’amour en levrette pour qu’elle reste aussi impeccable, non ?

Rosine lui tira la langue.

— Si tu t’en vas, reprends ton blouson ! dit la vieille à son petit-fils. « On » va peut-être se décider à me rentrer. La dernière fois, il s’était mis à pleuvoir et j’étais complètement saucée quand le Macar est reparti.

— Rapporteuse ! fit Rosine. Tu m’aides, grand ?

Elle empoigna un accoudoir du fauteuil, attendant qu’Édouard se saisisse de l’autre.

— Une chaise roulante serait tout de même plus commode à manœuvrer, remarqua Édouard.

— Je sais, mais elle ne veut pas en entendre parler !

— J’aurais l’impression d’être infirme, assura Rachel.

— Tandis que comme ça tu es ingambe ?

La vieille femme se mit à pleurer.

— Comme ça, je conserve l’espoir que c’est provisoire, fit-elle. Je me dis que je vais guérir…

Édouard déposa un baiser dans les cheveux blancs qui sentaient le crin de cheval. Odeur âcre et écœurante.

Rachel ne pesait pas lourd. Ils firent coulisser en grand la porte du wagon à bestiaux aménagé en appartement. Deux lits d’une place occupaient chacune de ses extrémités. Entre les deux couches se succédaient un réchaud de camping, un évier également emprunté aux techniques du mobile home, une table pliante et des chaises. On accrochait les vêtements à une série de portemanteaux répartis au-dessus des lits, tandis que le corps inférieur d’un bahut contenait le linge de corps et les objets indispensables à la vie courante.

Les deux femmes habitaient cet étrange logis depuis près d’une année. Quand Rosine avait hérité (d’un vieil amant) le vaste terrain vague, elle s’était aussitôt lancée dans ses mystérieux travaux de terrassement ; pour pouvoir les financer, elle avait dû vendre son appartement de Courbevoie et avait décidé de s’installer avec sa mère dans le wagon sur cales abandonné en lisière de son terrain où il avait servi de remise à outils aux anciens propriétaires.

Ils placèrent le fauteuil de Rachel à un bout de la table.

— Je vais chercher ton Huma, mémé.

Il se déplaçait sans joie sur le sol boueux, se demandant comment les deux femmes pouvaient supporter leur solitude dans cet univers de désolation, bordé au loin par des pylônes et des gazomètres. Le ciel y était constamment plombé et ici la nature faisait penser à un animal en train de crever. La végétation se limitait à des ronciers et à quelques arbrisseaux rabougris dont on ne parvenait pas à déterminer l’essence.

Au cours de l’hiver, qui fut assez rude, il leur avait proposé de venir chez lui, dans son deux-pièces au-dessus du garage ; mais Rosine avait refusé. Pas question de laisser son chantier sans surveillance. Le père Montgauthier buvait comme un fou sitôt qu’elle tournait les talons. Elles s’étaient donc chauffées à l’aide d’un radiateur électrique pour lequel Édouard avait opéré un branchement sauvage sur la ligne la plus proche.

Il revint en se tapotant les jarrets avec L’Huma. Une peine qui n’avait pas de nom le taraudait, il ne parvenait pas à en définir l’origine. Était-ce la liaison de sa mère avec cet hurluberlu d’Italien ? Ou bien les conditions d’existence des deux femmes ? Peut-être aussi la paralysie de Rachel ? Un instant, il eut envie de leur proposer une virée dans un restau de la proche banlieue ; lâchement il renonça : il aurait fallu fringuer mémé, l’installer dans la voiture, la porter ensuite jusque dans la salle du restaurant. Cette perspective le découragea.

Quand elle eut son journal, ils durent rechercher ses lunettes disparues et les découvrirent entre son lit et la paroi de bois du wagon. La vieille femme rouspétait à propos de tout : elle n’avait pas chaud, pas suffisamment de lumière pour pouvoir lire et son arthrose du cou la tourmentait. Rosine accueillait ses doléances sans se formaliser. Elle se contentait de bougonner, par instants : « Ce que tu es chiante, ma pauvre mère », ce qui lui valait une bordée d’injures. Rachel égrenait sa collection de gros mots comme les grains d’un chapelet ; mais à force d’être employés, ils s’étaient émoussés.

— As-tu besoin que je te fasse des courses ? demanda Édouard à sa mère.

— Pas la peine, le père Montgauthier m’apporte ce qu’il nous faut chaque matin. Le soir, je lui remets une liste.

Il sortit de sa poche de pantalon deux billets de cinq cents francs tout froissés qu’il déposa sur la table.

Rosine fit mine de ne pas le voir.

— Ils vont te manquer ! s’inquiéta Rachel.

— Penses-tu : les affaires reprennent.

Il les embrassa furtivement, honteux de s’enfuir déjà. Il se disait que c’est décidément une fatalité : les hommes ne savent pas consacrer du temps à ceux qu’ils aiment.

2

Le garage d’Édouard était situé à une quinzaine de kilomètres du chantier. Il s’agissait d’une vieille remise que lui louait un maraîcher. Elle bordait des champs d’épandage riches en cultures de légumineuses, mais qui dégageaient, l’été en particulier, d’effroyables odeurs d’excréments et de chou.