Выбрать главу

— Vous les avez tous lus ? demanda-t-elle.

— Yes, miss : j’ai des insomnies. Quand je me réveille à deux heures du mat’, je chope un book et me le respire avant l’aube. Ce qui est idiot, c’est que, dans la journée, j’oublie de m’en acheter.

— Je vous en prêterai, promit-elle.

— Le Dalloz ou le Coran ? plaisanta Édouard.

« Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure : thé froid ou limonade ? »

— Thé froid.

— Et pour moi un jus de tomate ! annonça Banane qui survenait.

Il ponctua sa commande d’un clin d’œil signifiant qu’il souhaitait une rasade de vodka dans son jus de tomate. En présence de Najiba, il consommait des bloody-mary clandestins, davantage pour lui faire une entourloupe morale que par goût véritable de l’alcool. Une forme de mômerie dont Édouard n’était pas dupe.

Ils burent, assis autour de la petite table ronde.

Édouard convoitait la jeune fille d’un regard ardent qu’elle soutenait sans broncher.

— Ta frangine ne veut pas m’épouser, dit-il soudain à Banane.

— Elle a tort, mais ça ne m’étonne pas, répondit le garçon. Chez nous, les chrétiens ne sont pas en odeur de sainteté.

Il rit de sa boutade.

— Je ne suis pas chrétien, assura Édouard.

— Tu es quoi, alors ?

— Rien ! Nada ! Je n’ai pas de religion, ça ne se fait pas dans la famille. Mes grands-parents étaient communistes, ma mère n’a pas eu de mari et ne s’est sûrement jamais demandé si Dieu existe. Elle s’en fout ! Pis que cela : elle l’ignore.

— Et vous ? questionna Najiba.

Il réfléchit.

— Eh bien, pour moi, Dieu c’est comme la mort : ça ne nous concerne pas. Tant que nous sommes vivants nous restons coupés de Lui et une fois morts, nous n’existons plus !

— Et s’il y a une survie ? proposa l’étudiante.

— Dans ce cas, c’est à Lui de s’en démerder, je Lui fais confiance.

Le téléphone se mit à sonner dans l’atelier. Édouard n’avait pas fait raccorder la ligne dans l’appartement, il devait chaque fois descendre pour répondre ; cela dit, en dehors de ses occupations professionnelles, il recevait très peu d’appels.

— J’y vais ! s’empressa Banane en dévalant l’escalier.

Édouard tendit sa main à Najiba par-dessus la table. Elle ne comprit pas le sens de son geste et hésita avant de lui offrir la sienne. Édouard s’inclina pour baiser le dos de cette main tiède aux ongles naturellement foncés.

— Tu sais que c’est vrai : je serais capable de t’épouser, assura-t-il.

— Merci, dit Najiba en retirant sa main. Si je n’étais pas aussi ancrée dans mes coutumes et dans ma race, j’accepterais sûrement votre proposition.

Banane réapparut, essoufflé ; il avait escaladé l’escalier en trois enjambées.

— C’est Salingue, à l’appareil, annonça-t-il. Il vient de dénicher l’oiseau rare : une 7 1934 roadster, tirage limité à quelques exemplaires ! Tu te rends compte ? Non, mais tu te rends compte ?

— Faut voir, le calma Édouard. Avec Salingue, c’est toujours des pièces uniques qu’il propose.

Il descendit pour parler à son rabatteur.

Salingue, ainsi surnommé parce que, en dehors du boulot, il ne parlait que de cul, savait vanter la marchandise. Qu’il s’agisse d’automobiles ou de filles, il avait le don de parler des unes et des autres dans un langage fleuri qui n’appartenait qu’à lui.

— Salut, grand ! Je t’ai déniché une petite princesse de rêve. Une 7 B roadster 34, carrosserie et toit havane clair, ailes marron glacé. Si tu la vois, tu te mets à bander comme un Turc. Cylindrée 1529 centimètres cubes, 35 chevaux ; l’une des toutes premières fabriquées, mon pote ! Au volant d’une demoiselle comac, t’as pas l’air d’un taré, espère !

— Combien ? coupa Édouard.

Mais l’autre, en bon marchand de bagnoles qu’il était, jugeait que le moment d’articuler un prix n’était pas encore venu.

— Attends que je te dise ! Cette petite mère est dans un état de fraîcheur éblouissant. T’auras même pas une bougie à changer. Ses fringues sont d’origine. Tu verras ce cuir ! Beige clair, café au lait, doux comme une culotte de fille. Qu’est-ce que je raconte : c’est de la peau de cuisse !

— Combien ? demanda Édouard, un ton plus haut, exaspéré par le lyrisme de bateleur de son interlocuteur.

— On y arrive, mec ; bouscule pas le mataf ! Mais auparavant, faut bien que tu saches de quoi il retourne, non ? Moi, des 7 B 1934, de la première cuvée, je m’excuse, mais c’est ma première ! Tu sais pourquoi elle semble encore vierge, cette petite salope ? Tu veux que je te touche un mot de son pedigree ? Un seul proprio, Doudou ! Je répète : un seul. Rends-toi à l’évidence, elle est de première main ! Tu me reçois cinq sur cinq ? De pre-mière-main ! Le gazier qui l’a achetée à l’époque était le fils d’un gros fabricant de pièces détachées. À vrai dire, il l’a reçue de son vieux comme cadeau de mariage et il a fait son voyage de noces à Monte-Carlo avec. Il l’a toujours conservée, bien qu’il ne s’en serve plus. Quand il est clamsé, sa vieille Bobonne l’a gardée par nostalgie : le voyage de noces, tu penses. Elle était sur cales. Et puis la daronne vient d’avaler son bulletin de naissance à son tour, et les héritiers fourguent cette merveille. Seulement ils ne sont pas cons et ont des dents qui raclent le plancher tant elles sont longues.

Il se tut.

— Bon, maintenant annonce la couleur ! lui enjoignit Édouard.

Salingue assura sa respiration.

— Ils en demandent quinze bâtons, fit-il.

Et il attendit.

Édouard s’abstint de répondre. Au bout d’un moment insupportable, le rabatteur questionna :

— Qu’est-ce que tu en penses, grand ?

— J’hésite, fit Édouard.

— Ah oui ?

— J’hésite entre deux solutions : ou bien ces gens se foutent de ta gueule, ou bien c’est toi qui te fous de la mienne. Et comme je ne traite ni avec les cons ni avec les gredins, tu m’excuseras…

Il raccrocha.

En se retournant, il aperçut Banane, assis, anxieux, sur une marche de l’escalier. Son visage traduisait une intense désolation.

— Ça ne joue pas ? demanda l’apprenti.

— Le Salingue s’envole : quinze briques !

— Et ça ne les vaut pas ?

— Combien faut-il que je la vende, si je l’achète ce prix-là ?

— Tu lui as raccroché au nez !

— Tu sais bien qu’il va rappeler.

Comme il s’engageait dans l’escalier, l’appareil sonnait déjà. C’était effectivement Salingue. Tout miel, innocent comme une garderie d’enfants.

— Tu as raison, fit-il rapidement, ces sales cons d’héritiers attigent ; je vais retourner leur parler. À combien elle t’intéresserait, ma petite princesse ?

— À son juste prix, grommela Édouard.

Salingue sentit qu’il ne fallait pas insister.

— Tu veux que je te raconte ce qui m’est arrivé hier soir ? lança-t-il en pouffant de façon prometteuse.

— J’attends que ça ! soupira Édouard qui prévoyait une histoire de fesses.

— Figure-toi que je vais au Caméo me faire un film X. Dans ces cas-là, tu repères une gonzesse seule, tu t’assois à côté d’elle et tu es certain du résultat puisqu’elle ne vient à la séance que pour se faire charger.