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« Je retapisse une mousmé bien bousculée, un peu trop d’heures de vol sans doute, mais avec ses restes tu peux te faire encore un bon pot-au-feu. On décarre bille en tête, à partir du générique. Toutes les frivolités possibles. Le film, ça représentait la Grande Catherine de Russie en train de pomper les mecs de sa garde. Sympa.

« Avant la fin de la projection, on se casse d’un commun accord, la mère et moi : direction l’Hôtel Primevère. Pas Byzance, mais pour tirer une guêtre tu peux te passer d’un pieu à baldaquin. Très vite nous devenons opérationnels. Je te cause pas des hors-d’œuvre… »

— Merci, fit Édouard.

Salingue ne se formalisa pas.

— Moi, en amour, je me connais plus, c’est très vite le cyclone. Voilà qu’à un moment, je veux lui tirer la tête en arrière histoire de la galocher. Pour ce faire, je la biche aux cheveux et tu ne sauras jamais quoi…

Il éclata d’un grand rire forcé.

— Ses crins me restent dans la main ! Elle portait une perruque. Dessous, elle était chauve comme ma montre.

— C’est une histoire triste, conclut Édouard.

Et il raccrocha.

L’épisode des cheveux lui rappelait ceux de sa mère, ainsi que la réflexion faite par Rachel sur la position que devait adopter sa fille en amour afin de les épargner. Il jugeait tout cela indigne.

Indigne de qui, de quoi ? Il n’aurait pu le préciser. Il s’agissait d’une impression, douloureuse à l’âme comme une mortification ; d’un obscur sentiment de faillite dans lequel il était impliqué malgré lui.

Najiba et Banane descendirent le rejoindre en assurant qu’ils devaient rentrer chez eux.

— Tu crois que tu l’auras, cette 7 ? demanda le jeune homme sur un ton de supplique enfantine.

— Bien sûr, le rassura Édouard. Salingue a dû la piquer quelque part et il a hâte de s’en débarrasser. Il y aura sûrement un gros boulot de camouflage à faire dessus !

Il avait parlé à l’insu de Najiba qui attendait déjà son frère auprès du Solex. Il accompagna son employé jusqu’à la porte et regarda le frère et la sœur enfourcher la pétrolette. Il remarqua que la longue écharpe de la jeune fille pendait d’un côté de la roue et voulut la prévenir, mais la pétarade du Solex couvrit son avertissement et le couple s’éloigna dans une fumée noirâtre.

Édouard rentra dans le garage, mécontent de l’état dépressif qu’il traversait, lui toujours si plein d’allant. Il ne savait pas être mélancolique ; certaines gens se complaisent dans le spleen qui devient pour eux une manière de romantisme. Blanvin ne se sentait à l’aise que dans l’énergie, le travail, l’esprit de décision. Il éteignit les lumières et revint à la double porte pour la fermer.

Pendant qu’il faisait jouer le principal vantail, il vit revenir Banane seul sur sa péteuse et gesticulant. Il sut tout de suite qu’il venait de tomber : le guidon du Solex était tordu et sa roue arrière voilée.

— Viens vite ! hurla de loin le jeune beur.

Sans attendre ses explications, Édouard bondit dans sa 15 stationnée devant le garage et s’élança sur la route.

— C’est grave ! lui cria Banane au moment où il le doubla.

Quelque cinq cents mètres plus loin, il aperçut Najiba inanimée en bordure de la route. Il réalisa d’un coup d’œil la situation : son écharpe, comme il l’avait craint, s’était prise dans les rayons de la roue, arrachant brutalement l’amazone à sa monture. La jeune fille avait chuté sur le dos et sa nuque avait dû porter sur le pavage inégal du chemin. Édouard se précipita sur elle. Un regard livide filtrait sous ses paupières mi-closes et sa bouche aux lèvres retroussées laissait craindre qu’elle fût morte. Il chercha son cœur à travers la chemise de coton. Le battement qu’il perçut était arythmique.

Édouard eut envie de hurler. La sotte brutalité de la chose le prenait au dépourvu et le laissait incrédule. Moins de trois minutes s’étaient écoulées entre le démarrage du Solex et cet instant cruel. Il tomba à genoux au côté de la fille, avec sa main éperdue qui s’obstinait à « écouter » un cœur défaillant. Il se rappelait la mort d’Isadora Duncan, la fameuse danseuse qui avait péri de la sorte, sa longue écharpe l’ayant étranglée après s’être enroulée à une roue de sa voiture.

— Elle est morte, hein ? Elle est morte ? hurlait Banane qui venait de les rejoindre.

Il avait jeté son vélomoteur dans le champ, sans en couper le contact, et la machine continuait de gronder et d’avoir des soubresauts sur le sol, comme une bête en agonie.

— Aide-moi à la porter dans la voiture ! ordonna Blanvin.

Il retrouvait son sens de l’action. Quand Najiba fut allongée à l’arrière de l’auto, il démarra en trombe tout en cherchant à déterminer quel était l’hôpital le plus proche.

— On aurait peut-être pas dû la remuer, sanglota Banane ; on dit qu’il ne faut pas toucher aux blessés.

— Oui, faut les laisser crever ! grogna Édouard Blanvin.

Il pilotait aussi vite que le lui permettait la vieille voiture si peu performante. Elle braquait mal ; à chaque virage, il se retrouvait complètement à gauche de la chaussée. Il s’en voulait de ne pas avoir gueulé plus fort pour les prévenir que l’écharpe pendait. Il avait renoncé tout de suite, après son appel qui n’avait pas été perçu.

Il prit la route de Pontoise, les mains crispées sur son volant. Une foule d’images déferlaient dans son esprit : sa mère avec sa tiare d’or ridicule, le bras de Rachel dressé pour des effusions tronquées, la 7 B beige et marron glacé, célébrée par Salingue, le chaste baiser qu’il avait déposé sur la main de la petite Arabe, un instant auparavant. Mais tout cela mijotait dans un passé gargoteur. Tout cela l’avait conduit au moment qu’il était en train de vivre. Seul comptait — et pour combien de temps ? — le corps de Najiba, allongé en biais sur la banquette de la 15. Automatiquement, son subconscient complétait la fiche technique du véhicule : 15 six G 1939. Il songeait que cette voiture était sortie plus d’un demi-siècle en arrière des usines Citroën uniquement pour transporter dans un hôpital le corps abîmé d’une petite étudiante arabe.

Banane ne parlait plus. Il pleurait silencieusement tandis qu’une grosse morve dégoulinait en même temps que ses larmes jusqu’à son menton.

La circulation des fins de journée commençait à se fluidifier et les lumières se mettaient à frémir dans l’opacité d’un crépuscule humide. Édouard repéra le panneau qui annonçait l’hôpital et força l’allure en klaxonnant jusqu’au service des urgences. Il croyait qu’on allait immédiatement prendre la blessée en charge et s’attendait à un branle-bas de combat, aussi fut-il stupéfait de constater que leur arrivée ne troublait pas le rythme de l’hôpital. Cela commença par des paperasses à travers un guichet. Ses signes d’impatience dérangeaient les préposées qui le calmaient par des « on s’en occupe, monsieur, ne paniquez pas ! ».

Enfin, deux « transporteurs » surgirent d’un couloir, poussant un brancard roulant. L’un d’eux était maghrébin, Banane se jeta sur lui et se mit à lui parler en arabe d’une voix désespérée. L’aide hospitalier aida son compagnon à charger Najiba. Il essayait de calmer Banane, mais il n’avait visiblement que des arguments gauches à lui proposer et ils n’atténuaient pas la détresse du garçon.

Il y eut alors la scène rituelle de la séparation. Édouard et Banane prétendaient suivre les infirmiers, mais ces derniers leur firent comprendre que c’était hors de question et ils se résignèrent à attendre dans une salle réservée à cet usage, déserte à pareille heure. Moleskine et tubulures chromées constituaient l’ameublement. Un fatras d’hebdomadaires dépenaillés racontaient la précarité de l’actualité à sensation.